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« Magnifique, mon cher. » L’un d’eux m’a même pris à
témoin : « Hein ? » m’a-t-il dit. J’ai acquiescé, mais mon
compliment n’était pas sincère, parce que j’étais trop
fatigué.
Pourtant, l’heure déclinait au-dehors et la chaleur était
moins forte. Aux quelques bruits de rue que j’entendais,
je devinais la douceur du soir. Nous étions là, tous, à
attendre. Et ce qu’ensemble nous attendions ne
concernait que moi. J’ai encore regardé la salle. Tout était
dans le même état que le premier jour. J’ai rencontré le
regard du journaliste à la veste grise et de la femme
automate. Cela m’a donné à penser que je n’avais pas
cherché Marie du regard pendant tout le procès. Je ne
l’avais pas oubliée, mais j’avais trop à faire. Je l’ai vue
entre Céleste et Raymond. Elle m’a fait un petit signe
comme si elle disait : « Enfin », et j’ai vu son visage un peu
anxieux qui souriait. Mais je sentais mon cœur fermé et je
n’ai même pas pu répondre à son sourire.
La cour est revenue. Très vite, on a lu aux jurés une
série de questions. J’ai entendu « coupable de
meurtre »… « préméditation »… « circonstances
atténuantes ». Les jurés sont sortis et l’on m’a emmené
dans la petite pièce où j’avais déjà attendu. Mon avocat
est venu me rejoindre : il était très volubile et m’a parlé
avec plus de confiance et de cordialité qu’il ne l’avait
jamais fait. Il pensait que tout irait bien et que je m’en
tirerais avec quelques années de prison ou de bagne. Je
lui ai demandé s’il y avait des chances de cassation en cas
de jugement défavorable. Il m’a dit que non. Sa tactique
avait été de ne pas déposer de conclusions pour ne pas indisposer le jury. Il m’a expliqué qu’on ne cassait pas un
jugement, comme cela, pour rien. Cela m’a paru évident
et je me suis rendu à ses raisons. À considérer froidement
la chose, c’était tout à fait naturel. Dans le cas contraire, il
y aurait trop de paperasses inutiles. « De toute façon, m’a
dit mon avocat, il y a le pourvoi. Mais je suis persuadé que
l’issue sera favorable. »
Nous avons attendu très longtemps, près de trois
quarts d’heure, je crois. Au bout de ce temps, une
sonnerie a retenti. Mon avocat m’a quitté en disant : « Le
président du jury va lire les réponses. On ne vous fera
entrer que pour l’énoncé du jugement. » Des portes ont
claqué. Des gens couraient dans des escaliers dont je ne
savais pas s’ils étaient proches ou éloignés. Puis j’ai
entendu une voix sourde lire quelque chose dans la salle.
Quand la sonnerie a encore retenti, que la porte du box
s’est ouverte, c’est le silence de la salle qui est monté vers
moi, le silence, et cette singulière sensation que j’ai eue
lorsque j’ai constaté que le jeune journaliste avait
détourné ses yeux. Je n’ai pas regardé du côté de Marie.
Je n’en ai pas eu le temps parce que le président m’a dit
dans une forme bizarre que j’aurais la tête tranchée sur
une place publique au nom du peuple français. Il m’a
semblé alors reconnaître le sentiment que je lisais sur
tous les visages. Je crois bien que c’était de la
considération. Les gendarmes étaient très doux avec moi.
L’avocat a posé sa main sur mon poignet. Je ne pensais
plus à rien. Mais le président m’a demandé si je n’avais
rien à ajouter. J’ai réfléchi. J’ai dit : « Non. » C’est alors
qu’on m’a emmené.

camusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant