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d’ailleurs, que d’une certaine façon j’ai eu de la chance
pendant toute cette période, puisque je n’ai jamais
entendu de pas. Maman disait souvent qu’on n’est jamais
tout à fait malheureux. Je l’approuvais dans ma prison,
quand le ciel se colorait et qu’un nouveau jour glissait
dans ma cellule. Parce qu’aussi bien, j’aurais pu entendre
des pas et mon cœur aurait pu éclater. Même si le
moindre glissement me jetait à la porte, même si, l’oreille
collée au bois, j’attendais éperdument jusqu’à ce que
j’entende ma propre respiration, effrayé de la trouver
rauque et si pareille au râle d’un chien, au bout du compte
mon cœur n’éclatait pas et j’avais encore gagné vingt-
quatre heures.
Pendant tout le jour, il y avait mon pourvoi. Je crois
que j’ai tiré le meilleur parti de cette idée. Je calculais mes
effets et j’obtenais de mes réflexions le meilleur
rendement. Je prenais toujours la plus mauvaise
supposition : mon pourvoi était rejeté. « Eh bien, je
mourrai donc. » Plus tôt que d’autres, c’était évident. Mais tout le monde sait que la vie ne vaut pas la peine
d’être vécue. Dans le fond, je n’ignorais pas que mourir à
trente ans ou à soixante-dix ans importe peu puisque,
naturellement, dans les deux cas, d’autres hommes et
d’autres femmes vivront, et cela pendant des milliers
d’années. Rien n’était plus clair, en somme. C’était
toujours moi qui mourrais, que ce soit maintenant ou dans
vingt ans. À ce moment, ce qui me gênait un peu dans
mon raisonnement, c’était ce bond terrible que je sentais
en moi à la pensée de vingt ans de vie à venir. Mais je
n’avais qu’à l’étouffer en imaginant ce que seraient mes pensées dans vingt ans quand il me faudrait quand même
en venir là. Du moment qu’on meurt, comment et quand,
cela n’importe pas, c’était évident. Donc (et le difficile
c’était de ne pas perdre de vue tout ce que ce « donc »
représentait de raisonnements), donc, je devais accepter
le rejet de mon pourvoi.
À ce moment, à ce moment seulement, j’avais pour
ainsi dire le droit, je me donnais en quelque sorte la
permission d’aborder la deuxième hypothèse : j’étais
gracié. L’ennuyeux, c’est qu’il fallait rendre moins
fougueux cet élan du sang et du corps qui me piquait les
yeux d’une joie insensée. Il fallait que je m’applique à
réduire ce cri, à le raisonner. Il fallait que je sois naturel
même dans cette hypothèse, pour rendre plus plausible
ma résignation dans la première. Quand j’avais réussi,
j’avais gagné une heure de calme. Cela, tout de même,
était à considérer.
C’est à un semblable moment que j’ai refusé une fois
de plus de recevoir l’aumônier. J’étais étendu et je
devinais l’approche du soir d’été à une certaine blondeur
du ciel. Je venais de rejeter mon pourvoi et je pouvais
sentir les ondes de mon sang circuler régulièrement en
moi. Je n’avais pas besoin de voir l’aumônier. Pour la
première fois depuis bien longtemps, j’ai pensé à Marie. Il
y avait de longs jours qu’elle ne m’écrivait plus. Ce soir-là,
j’ai réfléchi et je me suis dit qu’elle s’était peut-être
fatiguée d’être la maîtresse d’un condamné à mort. L’idée
m’est venue aussi qu’elle était peut-être malade ou
morte. C’était dans l’ordre des choses. Comment l’aurais-
je su puisqu’en dehors de nos deux corps maintenant

camusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant