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trembler comme il le faisait. À ce moment, Raymond lui a
expliqué : « Je ne suis pas soûl, monsieur l’agent.
Seulement, je suis là, devant vous, et je tremble, c’est
forcé. » Il a fermé sa porte et tout le monde est parti. Marie et moi avons fini de préparer le déjeuner. Mais elle
n’avait pas faim, j’ai presque tout mangé. Elle est partie à
une heure et j’ai dormi un peu.
Vers trois heures, on a frappé à ma porte et Raymond
est entré. Je suis resté couché. Il s’est assis sur le bord de
mon lit. Il est resté un moment sans parler et je lui ai
demandé comment son affaire s’était passée. Il m’a
raconté qu’il avait fait ce qu’il voulait mais qu’elle lui avait
donné une gifle et qu’alors il l’avait battue. Pour le reste,
je l’avais vu. Je lui ai dit qu’il me semblait que maintenant
elle était punie et qu’il devait être content. C’était aussi
son avis, et il a observé que l’agent avait beau faire, il ne
changerait rien aux coups qu’elle avait reçus. Il a ajouté
qu’il connaissait bien les agents et qu’il savait comment il
fallait s’y prendre avec eux. Il m’a demandé alors si
j’avais attendu qu’il réponde à la gifle de l’agent. J’ai
répondu que je n’attendais rien du tout et que d’ailleurs je
n’aimais pas les agents. Raymond a eu l’air très content. Il
m’a demandé si je voulais sortir avec lui. Je me suis levé
et j’aicommencé à me peigner. Il m’a dit qu’il fallait que je
lui serve de témoin. Moi cela m’était égal, mais je ne
savais pas ce que je devais dire. Selon Raymond, il
suffisait de déclarer que la fille lui avait manqué. J’ai
accepté de luiservir de témoin.
Nous sommes sortis et Raymond m’a offert une fine.
Puis il a voulu faire une partie de billard et j’ai perdu de justesse. Il voulait ensuite aller au bordel, mais j’ai dit non
parce que je n’aime pas ça. Alors nous sommes rentrés
doucement et il me disait combien il était content d’avoir
réussi à punir sa maîtresse. Je le trouvais très gentil avec
moi et j’ai pensé que c’était un bon moment.
De loin, j’ai aperçu sur le pas de la porte le vieux
Salamano qui avait l’air agité. Quand nous nous sommes
rapprochés, j’ai vu qu’il n’avait pas son chien. Il regardait
de tous les côtés, tournait sur lui-même, tentait de percer
le noir du couloir, marmonnait des mots sans suite et
recommençait à fouiller la rue de ses petits yeux rouges.
Quand Raymond lui a demandé ce qu’il avait, il n’a pas
répondu tout de suite. J’ai vaguement entendu qu’il
murmurait : « Salaud, charogne », et il continuait à
s’agiter. Je lui ai demandé où était son chien. Il m’a
répondu brusquement qu’il était parti. Et puis tout d’un
coup, il a parlé avec volubilité : « Je l’ai emmené au
Champ de Manœuvres, comme d’habitude. Il y avait du
monde, autour des baraques foraines. Je me suis arrêté
pour regarder « le Roi de l’Évasion ». Et quand j’ai voulu
repartir, il n’était plus là. Bien sûr, il y a longtemps que je
voulais lui acheter un collier moins grand. Mais je n’aurais
jamais cru que cette charogne pourrait partir comme ça. »
Raymond lui a expliqué alors que le chien avait pu
s’égarer et qu’il allait revenir. Il lui a cité des exemples de
chiens qui avaient fait des dizaines de kilomètres pour
retrouver leur maître Malgré cela, le vieux a eu l’air plus
agité. « Mais ils me le prendront, vous comprenez. Si
encore quelqu’un le recueillait. Mais ce n’est pas possible,
il dégoûte tout le monde avec ses croûtes. Les agents le il dégoûte tout le monde avec ses croûtes. Les agents le
prendront, c’est sûr. » Je lui ai dit alors qu’il devait aller à
la fourrière et qu’on le lui rendrait moyennant le
paiement de quelques droits. Il m’a demandé si ces droits
étaient élevés. Je ne savais pas. Alors, il s’est mis en
colère : « Donner de l’argent pour cette charogne. Ah ! il
peut bien crever ! » Et il s’est mis à l’insulter. Raymond a
ri et a pénétré dans la maison. Je l’ai suivi et nous nous
sommes quittés sur le palier de l’étage. Un moment après,
j’ai entendu le pas du vieux et il a frappé à ma porte.
Quand j’ai ouvert, il est resté un moment sur le seuil et il
m’a dit : « Excusez-moi, excusez-moi. » Je l’ai invité à
entrer, mais il n’a pas voulu. Il regardait la pointe de ses
souliers et ses mains croûteuses tremblaient. Sans me
faire face, il m’a demandé : « Ils ne vont pas me le
prendre, dites, monsieur Meursault. Ils vont me le
rendre. Ou qu’est-ce que je vais devenir ? » Je lui ai dit
que la fourrière gardait les chiens trois jours à la
disposition de leurs propriétaires et qu’ensuite elle en
faisait ce que bon lui semblait. Il m’a regardé en silence.
Puis il m’a dit : « Bonsoir. » Il a fermé sa porte et je l’ai
entendu aller et venir. Son lit a craqué. Et au bizarre petit
bruit qui a traversé la cloison, j’ai compris qu’il pleurait.
Je ne sais pas pourquoi j’ai pensé à maman. Mais il fallait
que je me lève tôt le lendemain. Je n’avais pas faim et je
me suis couché sans dîner.

camusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant