Chapitre 10

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Le silence est revenu, mais ça ne dérange pas Éridan. Les silences qu'il partage avec Romane ne le gênent presque jamais. Ce calme qu'ils aiment laisser planer les rassure. Ils savent qu'à un centimètre d'eux, l'autre est présent. À portée de leurs doigts. C'est juste suffisant. C'est juste ce qu'il faut.

Éridan le sait, les mots superflus les ont séparés.

« Cette chanson, elle te fait penser à lui ? »

La voix de la jeune fille le sort de ses pensées. Il pose son regard sur elle. Elle a les yeux baissés sur ses mains jouant avec les brins d'herbe. Il ne peut voir que son profil, mais y décèle sans mal le sourire triste qui dessine ses lèvres un peu bleuies de froid. Le visage qu'ils font tous quand ils parlent de « lui ». Cette expression qui exprime leur compassion et aussi le regret de n'avoir pas connu celui qui tourmente l'esprit d'Éridan. Ce fantôme lié à lui par le sang, mais dont ils ne savent rien.

Éridan a horreur qu'on s'inquiète pour lui, il préfère cacher ses blessures. Mais il y a des gens à qui on ne peut presque rien dissimuler. Romane en fait partie. Cependant, ce ne sont pas ses vieux tourments qui l'obsèdent ce matin. Ceux-là, il a appris à les cacher, même à ses proches.

« Nan, elle me fait penser à toi », il aimerait dire. Mais ce n'est pas une réponse que l'on donne à son ex et encore moins à une fille que l'on a larguée.

« Oui... », se décide-t-il finalement à lâcher.

Ce n'est pas vraiment un mensonge. Ce jour où il l'a entendue interpréter cette chanson pour la première fois, n'a pas été qu'un jour heureux. Son frère brillait par son absence. En réalité, ce samedi au ciel gris, à dix jours de Noël, cela faisait six années qu'il avait quitté le monde des vivants. Six ans qu'Éridan portait le manque de son héros dans son cœur. Son chagrin l'avait poussé dans ce bar étroit où il ne se doutait pas que se cachait un rayon de soleil capable de panser sa peine. Quelle ironie de se dire que le destin qui régit ce monde donne aussi bien les douleurs que les remèdes. Comme chaque maladie a sa plante médicinale, chaque personne a son autre, capable de guérir ses maux.

Pourtant, alors qu'elle est si proche, son cœur crie de regrets. Il a tout gâché, ils ont tout gâché.

Il se rappelle les silences qu'ils ont cherché à combler. Des moments qu'ils chérissaient, mais qu'ils se sont forcés à écourter. Ils se sentaient sans cesse obligés de retenir l'autre, maintenir un lien visible, alors que rien ne les séparait. C'est cette crainte d'être abandonné qui les a éloignés. Paradoxalement, ils vouaient une confiance aveugle à l'autre, malheureusement, ce lien n'a pas suffi à pallier leurs propres peurs et insécurités. La crainte de ne jamais être à la hauteur de l'aimé, cette angoisse de ne pas le mériter. Quand les instants de plénitude s'installaient, ils voyaient tous deux leurs faiblesses danser entre eux. Ce sont leurs propres incertitudes qui les ont déchirés. Elle est là la réalité.

Pathétiques. Ils ont osé parler d'amour alors qu'ils se répugnaient eux-mêmes.

Certaines fois, Éridan s'en veut d'être celui qu'il est. Pourquoi, alors qu'il est en bonne santé, n'arrive-t-il pas à avancer ? Pourquoi, alors que sa famille et ses amis le chérissent, se sent-il si seul ? Pourquoi, à dix-huit ans alors que sa vie ne fait que commencer, ne parvient-il pas à être heureux ? Pourquoi est-il encore en vie tandis que d'autres ont déjà rejoint les cieux ? Tout serait plus simple s'il n'avait jamais ouvert les yeux. Son frère aurait pu profiter de ses deux parents jusqu'au bout. Sa mère aurait pu entendre les derniers mots de son fils aîné.

Une masse brune se dépose sur son épaule. Les cheveux de Romane lui chatouillent le bras, son odeur l'enivre.

« Chut... Pense pas à tout ça, Eri'... », lui murmure son souffle chaud.

Cette phrase qu'elle a tendance à lui chuchoter pour le ramener sur Terre calme légèrement cette envolée de questions sans réponses. Il n'a jamais su si elle connaissait ses idées noires mais n'a jamais osé le lui demander. Ce qui est dans sa tête est mieux dans sa tête. Et puis cette fille appuyée contre son épaule, il la connaît protectrice, trop protectrice. Cette adolescente discrète que personne ne remarque vraiment apaise d'un geste, d'un contact le cœur de ceux qu'elle aime. Elle, qui ne dit presque rien, peut crier les mots que renferme son âme quand la musique la transcende. Elle se tient là, comme une force douce mais est capable d'élever la voix pour défendre les autres, parfois en en oubliant sa propre personne. Il l'admire pour ça. Il veut la protéger aussi. Si elle s'oublie, lui l'a toujours dans ses pensées. Car cette fille est un paradoxe à elle toute seule, il ne peut détacher son regard d'elle quand elle apparaît et ne peut penser à autre chose quand elle disparaît.

C'est bête, Lois a raison. Il l'aime encore, il ne s'est jamais arrêté de l'aimer.

Il sent qu'elle tremble légèrement contre son épaule, il se demande même si elle ne serre pas les dents pour les empêcher de claquer.

« Pourquoi t'es venue ici avec seulement une petite blouse sur le dos ?

— En avril, ne te découvre pas d'un fil, en mai fais ce qu'il te plait ! J'ai toujours aimé cette phrase mais elle se moque de moi tous les ans...

— Choisis des endroits moins... froids pour expérimenter tes maximes, se moque-il.

— Je sais pas trop pourquoi je suis venue ici, une intuition sûrement...

— Toi et tes intuitions. »

Il est secoué par un léger rire alors qu'elle lève le regard vers lui. Du coin de l'œil, il la voit sourire.

À travers lui, les deux adolescents qu'ils étaient l'été dernier lui reviennent. Les pieds dans l'herbe, les yeux dans les étoiles. Leurs mains si proches, prêtes à se frôler. Elle avait dit de but en blanc dans la pénombre :

« J'aime quand tu ris. »

Il était un peu surpris, mais dans la nuit, sourit.

« J'aime quand tu me dis que tu aimes quand je ris », il avait répondu avec sérieux.

Elle gloussa timidement, lui s'était rapproché.

« Moi aussi j'aime quand tu ris... » il avait soufflé au creux de son cou.

L'obscurité était trop épaisse, mais il pouvait imaginer sans mal le rouge monter dans les joues de la jeune fille. Contre toute attente, elle tourna son visage vers lui et se rapprocha. Malgré la nuit noire où ils étaient plongés, il vit briller la lueur de défi dans ses yeux. L'instant d'après, il gouttait à ses lèvres sucrées.

« Tu m'inquiètes en ce moment, ça fait une semaine que t'es pas vraiment avec nous. »

La voix fluette de Romane brise son évasion. Il s'humidifie les lèvres pour effacer le souvenir gustatif emprisonné dans sa bouche. Si elle savait, elle le rend fou, plus que la vie qui le malmène.

« Je suis un peu fatigué... répond-il.

— C'est un peu l'excuse universelle !

— Je... commence-t-il, hésitant.

— Je rigole, Eri', tu ne me dois rien ! »

Il la regarde se mordiller la lèvre avec inquiétude. Il aimerait la rassurer, mais la vérité n'est sûrement pas apaisante. Il ne faut pas plus d'une pensée pour faire entrer toutes les incertitudes en fanfare. Heureusement, elle dévie le sujet :

« Je vais accepter la proposition de Charlie.

—C'est vrai ! Trop génial ! il s'exclame, soulagé de se concentrer sur autre chose. Tu vas t'en sortir avec leur set ? Il reste à peine un mois !

— J'ai assisté aux répétitions du groupe depuis leur début, au collège, rit-elle. C'est comme si j'en faisais partie !

— J'ai hâte de te voir sur scène ! »

Elle rosit. Éridan regarde ailleurs comme s'il ne l'avait pas vu. Après tout, elle aussi ne lui doit plus rien. 

Jusqu'à s'envolerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant