Chapitre 19

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Ils glissent sur les graviers immaculés du cimetière désert. Deux spectres entre les pierres tombales. Éridan garde les yeux rivés droit devant. Il se concentre sur les aspérités du sol sous ses semelles, sur les mauvaises herbes qui pointent le bout de leur nez sur le bord de l'allée, sur tous ces détails insignifiants mais capables de détourner son attention du vrai but de sa visite.

En réalité, la présence seule de Philippine à ses côtés lui donne de la force. Les bras croisés sur sa poitrine, elle semble évoluer dans une autre dimension. Ses yeux rougis sont perdus dans le vague, regardant un monde invisible à Éridan. Un jardin de souvenirs, peut-être. De manière régulière, il entend un léger reniflement briser le silence, seule preuve de vie dans ce lieu où reposent les âmes.

En tournant dans une allée, il aperçoit enfin le marbre blanc de sa destination. Il ne s'arrête pas, de peur de ne plus pouvoir continuer. Cependant, sa cousine le stoppe dans son élan. Ses doigts fins entourent son bras, il se retourne avec surprise pour la regarder.

« On n'a même pas de fleurs... » déplore-t-elle faiblement.

Dans ses yeux, Éridan comprend que ce geste lui tient à cœur. Il s'humidifie les lèvres et réfléchit. Finalement, il attrape sa main et l'entraîne hors du cimetière. Elle se laisse guider sans rien dire, essuyant les larmes qui perlent encore aux coins de ses yeux. Cette visite est trop éprouvante pour eux deux.

Quand ils quittent enfin les lieux, il ne le montre pas, mais une vague de soulagement le parcourt. Après un bref regard autour de lui, il se dirige vers une petite parcelle d'herbe et s'y accroupit. Il sent qu'elle le regarde intriguée avant de finir par le rejoindre. Éridan lui sourit et commence à cueillir une fleur de trèfle et la lui tend.

Entre les doigts, elle fait rouler la tige, pensive, puis se met à rire.

« Tu te rappelles quand on passait nos après-midi à chercher des trèfles à quatre feuilles ? On finissait toujours par sucer les fleurs quand on en avait marre !

– Tu disais que les roses étaient plus sucrées alors que j'ai toujours pensé que c'était les blanches !

– Et Loulou, il disait quoi ?

– « On s'en fiche ! » ou la variante, « J'en sais rien, mais arrêtez de m'appeler Loulou ! »

– C'est vrai qu'il n'aimait pas son surnom. Il trouvait que ça faisait trop bébé et qu'en plus, être assimilé à un canard était nul, surtout quand il est habillé en vert ! »

Ils rient, l'ambiance se fait plus légère. Chaque fleur cueillie leur rappelle des instants lointains. Des couronnes de pâquerettes, des essais de fabrication de parfum à la lavande, des après-midi à regarder le ciel et les papillons dans un champ de blé, des shootings avec un vieil appareil photo au milieu des coquelicots, les premiers amours aussi, ceux qui ont dénudé les marguerites de leurs pétales.

Finalement, ils se relèvent des fleurs champêtres plein les mains. Loin des compositions florales de roses ou de chrysanthèmes, toutefois, aux yeux d'Éridan, ça a bien plus de valeur. C'est avec un bouquet de souvenirs qu'ils pénètrent à nouveau dans le sanctuaire, un sourire planant imperceptiblement sur leur visage.

Pour la deuxième fois de la journée, ils tournent au niveau de l'allée, mais à la place de s'arrêter, ils se regardent avant d'avancer calmement. À chaque pas, ils se poussent mutuellement vers la destination. Puis au bout du chemin, ils s'arrêtent devant la tombe.

Elliott Michaely

28 Mars 1995 – 16 Décembre 2011

Jusqu'à s'envolerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant