II-Quand l'albinos rencontre la chauve-souris

259 36 166
                                    

— Vous êtes de la mafia Russe ?

— Non. Vous êtes raciste, l'albinos ?

— Du tout, répondit Iris du tac au tac. Mais avec vos yeux rouges et vos cheveux noirs comme les ténèbres, vous avez tout d'une chauve-souris suceuse de sang.

— Je ne crois pas que les vampires soient affiliés à la mafia Russe, malheureusement, déplora Sergueï, mi-figue, mi-raisin. Et vous pouvez parler, vous ressemblez à ces anges dégoûtants, avec vos cheveux blancs de petite vieille.

— C'est un style, qui a le mérite d'être moins démodé que l'emploi de lentilles de couleur.  Mais attendez, les anges existent vraiment ? Cool.

Le brun balaya la question de sa main, l'air dégoûté. Il ne supportait pas ces créatures complètement hypocrites, et décida plutôt de répondre à la pique de la jeune femme :

— C'est naturel, la décolorée. Regardez Antoine. Tous les faucheurs sont comme ça.

— Eh bien c'est naturel aussi, monsieur le grand faucheur. Tous les rebelles des Enfers sont comme ça. Mais ils sont moins nombreux, il est difficile d'être aussi cool que moi.

Antoine Novembre regardait de gauche à droite, comme s'il suivait l'échange musclé d'une pauvre balle de tennis torturée. Il était censé les présenter, mais n'avait pas pu en placer une. Il s'éclipsa discrètement : la fille et son collègue étaient trop occupés pour faire attention à lui, et il devait se mettre au travail promptement. Au moins, Sergueï semblait avoir les choses en main, car tenir tête à cette morte relevait de l'exploit. Il fit signe à son stagiaire de le suivre. Le petit n'en menait pas large.

— Ça va aller pour elle ? osa demander Lucas dans un couinement de souris.

— Rien n'est moins sûr... marmonna Antoine en lui lançant un coup d'œil en biais, un brin amusé.

Sergueï et Iris se défiaient du regard dans la pièce réservée aux interrogatoires. Il n'était que huit heures, mais le faucheur avait décidé de mettre la pression à la jeune femme toute la journée pour la convaincre plus vite d'abandonner. Il finit par s'asseoir sur un siège qui surplombait un bureau en acajou, lâchant notre héroïne des yeux une seconde. Celle-ci prit ce changement pour une victoire et imita le faucheur en prenant place sur un canapé placé de l'autre côté du bureau. Elle se rendit alors compte de son erreur : elle se sentait toute petite, et c'était sans doute là l'objectif recherché.

Le brun commença de détailler son interlocutrice, l'air attentif, dans l'espoir de la mettre encore plus mal à l'aise qu'elle ne l'était déjà. Il n'y parvint cependant pas, en tout cas en apparence : la jeune femme le scruta en retour avec toute sa volonté.

Il était grand et fort : un peu inquiétant, en somme, étant donné sa situation. Ses épaules carrées semblaient vouloir déchirer son costume. Ce formalisme était-il vraiment nécessaire, quand on exerçait sa profession ? Surtout quand ses cheveux, épais et ondulés, partaient en tous sens. Quant à son visage, il demeurait de marbre, et ce malgré toutes les provocations d'Iris. Seule sa voix, grave et vibrante, fluctuait. La mélomane en elle aurait bien aimé l'entendre chanter, par curiosité. Mais sans doute ne savait-il pas faire. Iris se demanda quel âge il pouvait bien avoir. La trentaine ? Un peu moins, sans doute. Ou beaucoup plus, car après tout, dans les séries et dans les livres, les personnages surnaturels pouvaient vivre des décennies. En tout cas, elle le trouvait pour le moins intimidant et se sentait comme une petite souris. 

Sergueï, au contraire, constata qu'elle était minuscule et fine comme une brindille, surtout dans la robe informe et d'un gris terne fournie aux mortes qui demeuraient ici. Ses cheveux blonds tirant sur le blanc lui allaient étonnamment bien et un carré lisse encadrait parfaitement son visage aux traits affirmés. Il nota qu'elle penchait souvent la tête à gauche et que cela accentuait de plus belle cette impression de confiance qui se dégageait d'elle. Sa peau, aussi blanche que le lait, faisait davantage ressortir ses iris à la couleur indéfinissable, quelque part entre le bleu et le violet. Le brun se fit la réflexion que son prénom lui seyait bien, puis se reprit brusquement en se rappelant qu'il n'avait pas toute la journée, même si Iris Lesbroufe avait le mérite de l'amuser.

— Alors ? Pourquoi vous êtes-vous suicidée ? finit par demander Sergueï d'un ton calme, les mains entrelacées sur un genou.

Iris marqua un temps d'hésitation, étonnée, puis haussa les sourcils.

— C'est la première fois qu'on me le demande depuis que je suis ici.

— Eh bien, il doit y avoir une raison pour laquelle vous refusez de vous repentir, j'imagine. À moins que vous ne soyez idiote, ce dont je doute. Vous avez une sacrée repartie, je dois le reconnaître.

— Incroyable. Cela ressemble fort à un compliment !

— Pas vraiment. Les idiots sont souvent plus faciles à convaincre, et je n'ai pas que ça à faire. Sachez que je déteste les heures supplémentaires.

La jeune femme ne put s'empêcher de faire naître sur ses lèvres un petit sourire moqueur.

— Je regrette, mais vous allez devoir prendre votre mal en patience. Je suis plutôt têtue, vous savez.

— Vraiment ? souleva ironiquement le faucheur, en réussissant l'exploit de ne lever qu'un sourcil, ce qui agaça prodigieusement Iris qui n'y était jamais parvenue malgré ses heures d'entraînement devant le miroir.

— Vraiment, confirma-t-elle en gardant la tête bien droite.

Sergueï scruta un instant son interlocutrice de son regard perçant, ce qui la plongea dans un profond malaise. Elle ne se laisserait pas faire, mais elle comprit à cet instant que si le faucheur savait faire preuve d'un peu d'humour, il n'en était pas moins capable de recourir à tous les moyens possibles et imaginables pour la faire parler.

— Alors vous ne me laissez pas le choix... murmura-t-il, l'air sombre mais déterminé. Eh bien, commençons maintenant.

Ses lèvres se retroussèrent dans une moue cruelle tandis qu'Iris frémissait... 

Paradis perduOù les histoires vivent. Découvrez maintenant