XII-De l'art de soigner ses entrées

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Oscar et Iris, les membres entremêlés dans une posture étrange et des plus inconfortables, tentaient de se dégager maladroitement. Le choc de la chute les rendait d'autant plus lents à la manœuvre. La jeune femme envoya malencontreusement son pied dans la figure du professeur, qui, sonné, laissa retomber sa tête contre le sol.

Autour d'eux, un véritable attroupement se formait à la vitesse de l'éclair. Quelques commentaires grivois fusèrent, commentant cette position inconnue des manuels ainsi que l'incroyable zèle d'Iris. Cette dernière profita de l'immobilité de l'ange pour se dégager. Abasourdie, elle demeura quelques temps à terre, sur ses genoux. Elle détestait voler, c'était officiel.

Une fois remise d'aplomb, elle s'enquit de l'état de son compagnon, qui persistait à coller son visage contre l'herbe. Aimait-il tant le sol, pour s'évertuer à leur ménager si souvent des tête-à-tête ? Une voix puissante, surgissant non loin de là, ramena Iris à la réalité :

— Écartez-vous !

Preste, la jeune femme tira sur le bras d'Oscar pour le hisser sur ses jambes, pressentant les ennuis. C'était sans compter sur son habilité légendaire : il chancela aussitôt levé et tomba, entraînant sa compagne avec lui. Écrasée par tout le poids du corps de l'ange, Iris ne put qu'attendre en fulminant intérieurement que celui-ci agît pour leur salut.

— Tiens, tiens, mais qu'avons-nous là ? lança la personne qui tentait tout à l'heure de se frayer un chemin dans la foule en délire. Ne serait-ce pas Monsieur Bonara qui a encore raté son atterrissage ?

Le ton, à la fois autoritaire et moqueur, ne plut guère à la jeune femme. Cependant, celle-ci ne voyait rien, plongée comme elle l'était sous l'aisselle du professeur. Elle tenta de le repousser, mais ses forces déclinaient. Pourtant, elle aurait aimé faire face à ce désagréable importun pour lui dire le fond de sa pensée...

Soudain, la lumière du jour envahit sa rétine. Elle pensa crier victoire, mais découvrit au-dessus d'elle un nouveau visage et se retint donc. C'était un beau spécimen qui pouvait avoir une trentaine d'années, muni de cheveux blancs lisses à l'air doux, d'yeux bleus angéliques et d'une mâchoire carrée à se damner. Quand il parla, elle reconnut cette voix de ténor qui résonnait dans l'espace pour mieux l'occuper, et songea que son physique allait fort bien avec son caractère : il faisait un parfait connard.

— Mademoiselle, voudriez-vous bien nous faire l'honneur de vous tenir décemment pour votre premier jour ?

Il servit un éblouissant sourire hypocrite à Iris avant de lui tendre la main. Elle pensa ignorer son geste, mais préféra se montrer prudente. Le moindre écart de conduite lui serait sans doute fatal.

— Merci, Monsieur, répondit-elle poliment avant de profiter de son aide pour se redresser.

Sa poigne de fer la fit presque grimacer. Sans les soins d'Oscar, elle souffrirait terriblement, à l'heure actuelle.

— Je vous souhaite la bienvenue, ajouta-t-il plus fort pour être entendu des curieux. Je suis Laszlo Belloy, le directeur de la prestigieuse UDA.

Ce prénom parut vaguement familier à Iris. Elle ne s'attarda cependant pas sur la question, bien plus tracassée par l'importante place occupée par cet homme détestable. La jeune femme se félicita d'être demeurée courtoise. Elle aurait sans doute eu des ennuis si elle avait fait preuve d'insolence : cet énergumène ne la portait visiblement pas dans son cœur, même si elle ne le connaissait ni d'Ève ni d'Adam. Elle décida donc de déployer des trésors de diplomatie :

— Merci pour votre accueil, je suis ravie de vous rencontrer. Je me nomme Iris Lesbroufe et je suis persuadée que je me plairai dans votre belle université.

— Humpf, marmonna-t-il en se retournant. Veuillez me suivre dans mon bureau pour compléter votre inscription.

Oscar s'apprêtait à les précéder quand le directeur l'arrêta d'un geste.

— Retournez à votre poste, Monsieur Bonara. Mademoiselle Lesbroufe n'a nul besoin d'une nourrice et vous prenez de plus en plus de retard dans votre travail.

L'ange lança à la jeune femme un regard désolé avant d'obéir. Quant à cette dernière, elle serra les poings, déterminée. Elle ne savait pas pourquoi cet homme lui cherchait des noises, mais il lui offrait là l'occasion parfaite d'éclaircir la situation, et elle escomptait bien s'en saisir.

L'étonnant duo rejoignit promptement le plus imposant des immeubles, Iris peinant d'ailleurs à suivre la cadence imposée par ce malotru. Les lieux étaient déserts. Ils prirent un ascenseur situé juste à côté des escaliers pour rejoindre le dernier étage dans un silence pesant. Laszlo fixait obstinément les portes de l'appareil tandis que la jeune femme se retenait de se dandiner pour conserver sa dignité. Quand ils sortirent, notre héroïne découvrit une salle d'attente impersonnelle sur laquelle veillait un secrétaire à l'air aussi taciturne que son employeur. Ils s'ignorèrent mutuellement et le directeur ainsi que sa compagne pénétrèrent dans une pièce placée à côté du bureau de l'ange mal luné. Sitôt la porte fermée derrière eux, Laszlo interrogea Iris sans lui laisser le temps d'examiner ce qui les entourait :

— C'est Sergueï qui vous envoie en tant qu'espionne, n'est-ce pas ? Sachez que je vais tout faire pour que vous viviez un enfer, ajouta-t-il en serrant les dents.

Ses effrayants yeux de glace figèrent la jeune femme sur place. Pourquoi évoquait-il le faucheur et d'où le connaissait-il ? Devait-elle faire mine de ne pas savoir de qui il s'agissait ou simplement dénier son accusation d'infiltration ?

— Votre silence vous incrimine, la devança le directeur en se rapprochant d'elle et en murmurant, comme s'ils partageaient un secret. Alors, que vous a-t-il offert en échange ? Une bonne place ? Son corps ? Un peu d'amour ? Ou peut-être les trois ?

Sa bouche se tordit en un rictus écœuré, puis il s'éloigna en croisant les mains dans son dos.

— Qu'importe, reprit Laszlo en se postant face à l'unique fenêtre de la pièce. Notre équipe a décidé de vous accueillir ici pour la publicité que vous nous apporterez par votre seule présence. Si vous ne voulez pas avoir d'ennuis, faites-vous discrète. C'est sans doute ce que Sergueï, mon très cher frère, attend de vous, après tout...

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