Sergueï raccompagnait Iris à son ancienne chambre, même si cette dernière ne s'en doutait pas. Il ravalait difficilement un sourire béat, encore émerveillé par cette performance impromptue. Le faucheur ne connaissait rien à la musique, mais il se rendait enfin compte de la beauté de la voix de la jeune femme, et il rêvait d'ores et déjà de l'entendre de nouveau.
Comme de coutume, ils saluèrent Ella en pénétrant dans le grand hall. Sergueï dut retenir Iris par la manche quand elle se dirigea tout naturellement vers la porte menant aux cachots. Elle lui lança un regard interrogateur auquel il ne répondit que par une mine amusée, avant de l'entraîner vers le dortoir des femmes. Derrière lui, il crut presque entendre sa compagne sautiller, ce qui ne manqua pas de l'égayer à son tour.
En arrivant devant l'entrée de la chambre réservée à Iris, celle-ci retint le faucheur après une hésitation :
— S'il vous plaît, attendez... J'aimerais vous parler de quelque chose. C'est important, ajouta-t-elle, décidée par cet après-midi.
Sergueï croyait deviner l'objet de cette petite discussion et jubilait intérieurement. Les êtres humains étaient bien faibles face à leurs sentiments, et un rien suffisait à leur faire changer d'avis, ce qui ne manquait pas de l'arranger. Même s'il regretterait la présence de la jeune femme, il se devait de ne pas perdre de vue son objectif et de garder les idées claires. Or, en présence d'Iris, il lui était même difficile de penser.
— En ce cas, entrons, les couloirs des dortoirs sont parfois agités, dit le faucheur en tâchant d'être le plus naturel possible malgré son excitation.
La jeune femme acquiesça. Elle ouvrit maladroitement la porte en essayant de contrôler les tremblements de sa main. Ce qu'elle s'apprêtait à raconter, elle s'était promis de le taire à jamais. Mais la situation différait. Cela ne l'engagerait à rien, et Sergueï pourrait peut-être l'aider. Dans sa situation, elle ne risquait pas de tomber plus bas.
Le faucheur la suivit dans la pièce principale. Il n'y avait aucun endroit où s'asseoir, excepté le lit, et Iris l'invita à y prendre place. Pour sa part, elle était si nerveuse qu'elle déambulait de long en large devant un Sergueï mi-amusé, mi-inquiet. Elle finit par s'arrêter et préféra présenter son profil à son invité. Ses cheveux achevaient de dissimuler son visage. Ainsi, elle parlerait plus à son aise.
— La mort de mon père a laissé ma mère démunie, moralement et financièrement, commença sans préambule la jeune femme après un long moment. Elle avait quitté le travail pour m'élever, et elle se retrouvait sans emploi à cinquante ans. Difficile, dans ces conditions, de retrouver une place, surtout quand on peine à se reconstruire. (Iris déglutit, puis poursuivit:) Quand un homme qui ne manquait pas de moyens et qui se montrait compréhensif avec elle a fait son apparition, elle n'a pas hésité à se marier avec lui.
Le faucheur se taisait, attendant patiemment que la jeune femme reprît le fil de son histoire. A priori, son beau-père semblait être la cause de ses maux, et Sergueï avait bien peur d'entrevoir ce qui allait suivre. Iris ne tarda pas à donner crédit à ses doutes :
— En apparence, tout allait bien. Mais je compris en revenant vivre avec ma mère que cet homme était mauvais. J'avais décidé de voyager pendant un an pour faire le deuil de mon père, mettant entre parenthèses mes études. Mon retour causa ma perte.
La jeune femme osa enfin se tourner à demi vers son auditeur, qui découvrit pour la première fois sur ce beau visage une expression d'une tristesse et d'une solitude infinies, que le temps lui-même ne pourrait guérir.
— Il a abusé de moi, avoua-t-elle dans un souffle en présentant de nouveau son dos à Sergueï, honteuse. Et il... il a dit que je gâcherais le bonheur de ma mère si je le dénonçais, qu'elle replongerait dans la dépression à cause de moi. Mais je ne l'ai pas cru, ajouta-t-elle rapidement de peur que le faucheur ne la trouvât trop naïve. J'ai pensé que c'était lui qui finirait par la briser, et qu'il fallait donc l'en éloigner.
Le brun savait qu'Iris était forte. Mais il ne pensait pas qu'elle l'était à ce point. Elle avait cru en elle et en sa mère malgré l'humiliation et la peur. Si une victime n'avait pas à avoir honte, dans les faits, elle endossait trop souvent la responsabilité aux yeux des autres et donc, fatalement, des siens. Les remarques délétères des ignorants finissaient par vous ronger, vous amenant à douter de vous, à reconsidérer les paroles du criminel qui vous avait lui aussi érigé en fautif. Quand le monde vous pointe du doigt, comment continuer de vous croire et de vous aimer ? Car les hommes ne s'aiment qu'à travers les autres : ils ne se connaissent qu'en les observant, puisqu'ils ne peuvent se regarder eux-mêmes. Mais l'histoire de la jeune femme n'était pas finie...
— J'ai tout révélé à ma mère pour qu'elle le quitte. Elle... (La voix d'Iris se brisa et des larmes perlèrent sur ses joues, mais elle s'efforça de terminer cette phrase qui lui causait pourtant tant de peine :) elle ne m'a pas crue...
Sergueï écarquilla les yeux, sous le choc. Il ne s'attendait certainement pas à ce que la mère de la jeune femme elle-même se dressât contre elle... Il ne pouvait même pas imaginer le traumatisme que cela avait dû être. Il se leva, s'approcha d'Iris et tendit une main vers elle. Mais il se retint de la toucher de justesse quand il vit qu'elle désirait encore parler.
— Elle pensait que j'étais jalouse, expliqua-t-elle. Mon père me manquait terriblement, alors qu'elle tâchait d'aller de l'avant... Elle a sans doute cru que je me sentais trahie car un autre avait pris sa place. D'après elle, j'étais égoïste et je m'enhardissais à vivre dans le passé, d'où ma tentative de la séparer de son nouveau mari par un mensonge abracadabrant... (Le regard vide d'Iris dériva jusqu'à la fenêtre où il s'ancra.) Quand je parlais de l'abus de mon beau-père autour de moi, à la recherche d'un autre soutien, désespérée, je retrouvais encore et toujours les mêmes moues dubitatives ou écœurées. Tous mes amis et ma famille se sont peu à peu détachés de moi, le bouche-à-oreille précipitant ma disgrâce. Il faut dire que mon beau-père avait su se faire aimer de tous tandis que j'avais au contraire coupé tout contact pendant une année entière...
Un rictus amer déforma la bouche de la jeune femme. Cet homme avait fomenté le plan parfait et choisi la cible idéale pour s'en sortir sans encombre.
Une main rassurante se posa alors sur l'épaule d'Iris, dissipant les ténèbres de ses souvenirs. Ses yeux embués se tournèrent par réflexe vers Sergueï, qui serrait son autre poing avec colère. « Lui, il me croit », comprit-elle.
Et elle pleura de plus belle, s'abandonnant à l'étreinte du faucheur. Il était la seule personne à la comprendre et à la soutenir, même si notre héroïne avait dû attendre de mourir pour pouvoir faire sa rencontre. C'était une belle revanche sur la vie.
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Paradis perdu
МистикаIris Lesbroufe est morte en se suicidant. Pour rejoindre les champs Élysées, elle doit se repentir de son acte, jugé répréhensible par les faucheurs. Sergueï Lace, une véritable terreur parmi ses semblables, n'aura de cesse de convaincre cette femme...