Victorine n'avait pas menti : sortir de l'UDA, le soir venu, était un jeu d'enfant. Les deux compagnes s'étaient dirigées directement vers la chambre de la surveillante de leur couloir, avaient frappé à sa porte pour lui expliquer ce qu'elles comptaient faire et lui promettre qu'elles reviendraient promptement. Sous ses airs revêches, c'était une tendre qui se rappelait des joies et des difficultés de sa jeunesse. Elle repérait vite les éléments perturbateurs, envers lesquels elle se montrait inflexible, mais ne pouvait s'empêcher de donner un coup de main aux plus responsables. Elle savait que la jeune femme, malgré ce qu'on en disait à cause de son style gothique qui déplaisait souvent, avait bon fond et ne causerait pas de problème. Une personne qui se dénonçait d'emblée avait le souci de l'honnêteté, une valeur primordiale aux yeux d'Agathe.
Une fois à l'extérieur du bâtiment, le duo se hâta vers la sortie arrière, bien moins fréquentée que la principale. Bien sûr, elles ne passeraient pas pour autant par le portillon : il était surveillé continuellement. Iris se sentait presque plus emprisonnée qu'aux Enfers, alors même qu'elle n'en cernait pas l'utilité. Ce Laszlo déployait décidément une bien étrange politique pour diriger son établissement... Cela cachait sans doute une vérité gênante.
Les nouvelles colocataires arrivèrent à un point de passage bien connu des fugueurs. L'endroit était assez éloigné du gardien, mais il fallait tout de même se montrer discret, ce que Victorine n'avait pas manqué de précisé à Iris. Là, la haie haute et épaisse qui entourait tout l'UDA avait été taillée par un petit malin avide de liberté, et elle prendrait un certain temps avant de repousser. Un dernier obstacle les éloignait cependant du cœur de la ville : une clôture, assez élevée, se dressait fièrement. Mais les espaces entre les barres horizontales offraient de nombreuses prises dont profitaient allègrement les plus aventureux.
Les deux jeunes femmes n'étaient pas des grimpeuses nées, mais elles parvinrent sans blessure de l'autre côté en s'entraidant du mieux qu'elles le purent, pestant souvent contre leur robe et leur jupe encombrantes. Fort heureusement, les alentours étaient déserts : la couleur des dessous de ces demoiselles demeurerait inconnue du grand public.
— Allez Iris, viens, c'est à cinq minutes d'ici.
Victorine l'entraîna dans la ruelle la plus proche pour qu'elles passassent inaperçues. Il leur fallait rester prudentes aux abords de l'établissement, même si, avantageusement, le Paradis demeurait toujours actif, même de nuit. Se joindre au flot de passants, en ces conditions, relevait de l'enfantillage.
Les compagnes pressèrent sensiblement le pas et eurent tôt fait d'atteindre la boutique de la mère de Victorine. De nombreux commerces entouraient le bâtiment de taille moyenne. Iris apercevait même une crêpière en plein labeur au coin de la rue.
La devanture et la vitrine du lieu promis annonçaient des prix alléchants ainsi qu'une grande diversité de styles, ce que ne manqua pas de noter la jeune femme. Elle se contenterait très bien de ce pull et de ce pantalon sans fioritures qu'elle apercevait dans un recoin sombre du magasin.
Un panonceau indiquait que ce dernier était fermé, mais Victorine, en habituée, ouvrit la porte sans hésiter. Elle la tint pour que son amie la précédât à l'intérieur.
— Salut maman, je cherche des fringues pour ma colocataire ! cria-t-elle depuis l'entrée.
— T'as encore fait le mur, petite peste ? clama une femme à la voix particulièrement douce qui ne cadrait pas avec ses propos.
Elle venait du fond de la boutique, probablement à l'endroit où devait se trouver une remise.
— Question de vie ou de mort, je t'expliquerai ! répliqua sa fille, déjà fourrée dans les rayons pour dénicher quelques vêtements à Iris.
Cette dernière, gênée, demeura en retrait. Elle décida finalement de regarder défiler les passants en attendant que sa compagne la consultât. Il y avait là beaucoup d'adolescents qui sortaient en bande pour batifoler, quand les plus âgés se déplaçaient d'un pas vif, le plus souvent seuls ou en couple.
La jeune femme remarqua alors une silhouette familière qui était tournée vers elle. Son insistance l'empêchait d'en détourner les yeux. Quand elle réalisa enfin qu'il s'agissait de Laszlo Belloy, la personne sur laquelle elle ne devait absolument pas tomber, elle s'accroupit derrière le portant le plus proche et recouvrit sa tête avec les vêtements accrochés à celui-ci.
Sa réaction, prompte et impulsive, ne suffit cependant pas à la sauver. Elle n'eut qu'à patienter quelques secondes avant d'entendre la porte grincer. Visiblement, l'écriteau annonçant que la boutique était fermée ne repoussait pas toujours les visiteurs indésirables. Victorine, qui s'apprêtait d'ailleurs à informer l'importun de son erreur, se couvrit la bouche en comprenant à qui elle avait affaire. Le directeur la dévisagea froidement mais tourna vite son attention vers Iris, toujours accroupie de manière ridicule et dans l'incapacité de voir ce qui l'entourait. Elle préféra tout de même conserver cette posture, persuadée que sa cachette était idéale.
— Eh bien, Mademoiselle Lesbroufe, vous n'avez pas tardé, tonna Laszlo dans son dos.
D'une main, il écarta le portant auquel la jeune femme s'accrochait comme à une bouée. Le bruit des roues métalliques sur le carrelage avait un avant-goût d'orage. Voyant que sa cible demeurait figée, le directeur l'agrippa sous l'aisselle pour la forcer à se relever.
— Comment allez-vous ? lui demanda-t-il en lui présentant son plus beau sourire. C'est bien la première fois que je vois un membre du beau sexe se jeter au sol pour m'éviter !
Iris manqua marmonner que cela l'étonnait grandement, mais se força à garder sa langue dans sa poche.
— Je constate que vous êtes consciente de votre faute, reprit-il. Vos silences valent décidément tous les discours.
La mère de Victorine choisit précisément ce moment délicat pour surgir de l'ombre, les mains posées sur ses hanches généreuses.
— Vous ne savez pas lire ? C'est fermé ! éructa-t-elle. Figurez-vous que c'est comme le Port-Salut : c'est écrit dessus.
L'intrus, pas inquiété pour un sou par cette terrible apparition, se présenta avec toute l'assurance du monde :
— Madame, si je puis me permettre, je me nomme Laszlo Belloy et je dirige l'établissement que fréquentent votre fille et son amie. Sachez que j'ai à cœur de faire respecter les règles. Or, ces deux jeunes femmes ont violé le couvre-feu sans la moindre vergogne. Je me dois donc de sévir.
La propriétaire de la boutique ne se démonta pas pour autant et le pointa de l'index avec véhémence :
— Vous êtes mal placé pour leur faire la leçon, Monsieur le directeur. On n'entre pas chez les gens sans leur permission. Sortez avant que je n'aille crier dans la rue comme la marchande de poissons du coin que vous ne respectez pas la loi ! Vous vous occuperez du cas de ces demoiselles sous votre propre toit.
Laszlo, surpris par tant de repartie, dut s'incliner. La joie d'Iris, qui jubilait intérieurement, fut néanmoins de courte durée.
— Mademoiselle Lesbroufe, Mademoiselle Gaston, je vous attendrai demain dans mon bureau à la fin de vos cours. Préparez-vous à être sévèrement réprimandées. Sur ce, je vous souhaite une bonne fin de soirée.
Le directeur sortit avec dignité en les saluant d'un hochement de tête raide, fier d'avoir eu le dernier mot.
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Paradis perdu
ParanormálníIris Lesbroufe est morte en se suicidant. Pour rejoindre les champs Élysées, elle doit se repentir de son acte, jugé répréhensible par les faucheurs. Sergueï Lace, une véritable terreur parmi ses semblables, n'aura de cesse de convaincre cette femme...