Chapitre 1

1.4K 45 1
                                    


Dans l'atmosphère stroboscopique du club, les silhouettes dansaient au rythme de la musique électro japonaise et des flashs. Quelques convives étaient assis sur les banquettes contre le mur, trois, quatre au plus. Elle entra en esquissant un pas de danse. Le textile de sa robe jaune pâle accompagnait souplement ses mouvements ; elle se sentait dans son élément, son verre à la main, et doucement possédée par la musique.

Elle le vit à l'extrémité de la deuxième banquette ; il la fixait comme si elle avait oublié de s'habiller. Elle perçut son expression choquée, et toucha nerveusement sa robe. L'avait-elle mise de travers? Parfois, les gens sont trop gênés pour vous le faire remarquer. Son regard ne quittait pas le sien, elle eut presque peur. Quelqu'un la bouscula, et elle fit une petite pirouette pour ne pas renverser son verre. Lorsqu'elle se remit d'aplomb, elle vit qu'il s'était levé, comme dans l'urgence. Hochant la tête, elle articula un remerciement pour sa prévenance et s'éloigna, confuse. En faisant cela, elle avait noté que son visage, son corps, son sourire, tout en lui avait fait une forte impression sur elle. La place sur la banquette près de lui exerçait désormais sur elle une attraction terrible, mais elle serait croulante et impotente avant de recommencer ce jeu-là.

Heureusement, la musique la prenait déjà tout entière, et elle vida son esprit des tentations inutiles qui faisaient mine de naître en elle. Vidant son verre en deux gorgées, elle finit par s'en débarrasser sur un guéridon près d'un haut-parleur et rejoignit les corps possédés, les yeux fermés, sourire aux lèvres, inspirée et décomplexée.

Il y a quelque chose de sacré dans la danse extatique, une bénédiction divine qui s'exprime dans le plaisir que l'on ressent, et parfois dans la fascination qu'on produit sur les témoins. Le temps s'arrête, et la conscience du lieu et des circonstances peut soudain disparaître. C'est dans cet état qu'elle se trouvait quand elle se rendit compte que son corps ne frôlait plus ceux des autres. Elle ouvrit les yeux. Les autres dansaient en la regardant, mais à deux pas de distance. Un homme lui sourit, un autre leva son pouce tandis que sa partenaire lui envoyait un baiser en lui adressant un clin d'œil. Embarrassée, elle baissa les yeux. Il fallait qu'elle ferme les yeux pour ne plus voir le monde, pour retrouver cette extase, cet état divin. Rejetant sa tête en arrière, paupières closes, elle invoqua le chaos et l'éther. Son corps reprit sa transe, et elle sentit ses lèvres s'étirer en un sourire de plaisir.

C'est à ce moment qu'elle sentit son corps. D'abord son bras autour de sa taille, puis ses hanches qui accompagnaient parfaitement les siennes ; sa main chaude se plaça sur le bas de son dos. Ce fut comme si des vannes à l'intérieur de son corps libéraient une énergie longtemps oubliée, aimantée par cette main étrangère. Elle se raidit de surprise. Son contact léger s'affermit et il guida un peu son corps avec le sien, en rythme. Elle ouvrit les yeux : il était là, contre elle, et il voulait participer à son offrande.

Il interrompait son moment, mais comment lui refuser cette danse, alors qu'il montrait une telle habileté à la guider, à la suivre ? La complémentarité de leurs corps ne démentait pas, seconde après seconde. Cela faisait si longtemps qu'elle n'avait ressenti cette communion, elle ne voulait pas que cela s'arrête. L'extrémité des mèches de ses cheveux se chargeaient en sueur, il faisait chaud ; il approcha son visage tout près du sien :

- J'ai soif, prenons un verre, dit-il dans son oreille.

Bien sûr, pensa-t-elle, il ne peut pas danser éternellement : il lui faut bien trouver le moyen de lui faire des compliments et de proposer de coucher avec lui. Peut-être même de verser quelque chose dans son verre. Mais elle avait soif, alors elle le suivit vers les tables. Les autres danseurs leur lançaient des regards admiratifs ou entendus, séducteurs.

- Pas d'alcool, dit-elle rapidement en s'asseyant sur la banquette, à la place où il était lui-même assis auparavant.

Il hocha la tête d'un air entendu et saisit une bouteille de soda et un verre propre dans la pile retournée. Tandis qu'il versait le liquide, elle regarda son cou, son épaule, son bras. Il portait une chemise vert pomme avec des broderies d'une couleur qu'elle avait du mal à définir dans la lumière de la salle. Peut-être du bleu ou du gris. Son épaule était arrondie, le tissu de sa chemise se tendait un peu sur son bras ; elle avait senti qu'il était musclé pendant qu'ils dansaient. Elle se vexa de reconnaître qu'il était bien fait.

- Au plaisir de danser ! lança-t-il.

Il s'était servi aussi, la même chose qu'elle ; ils entrechoquèrent leurs verres. Sans s'en rendre compte, elle le fixa pendant qu'elle buvait à longs traits. Leurs regards se croisèrent ; il voulut sourire et sa boisson goutta sur sa chemise.

- Argh, c'est pas vrai ! s'exclama-t-il, énervé.

Elle éclata de rire malgré elle. C'était la première fois qu'elle le voyait confus. Jusque-là, il avait toujours eu l'air à l'aise ; cela la rassurait de voir qu'il ne contrôlait pas tout. Tandis qu'il essayait vainement de constater l'ampleur des dégâts, elle jeta un regard autour d'eux. Tout le monde s'amusait, personne ne semblait faire attention à eux. Elle reporta son attention vers lui, et rigola encore un peu car ses cheveux longs coupés à l'épaule le gênaient systématiquement.

- Tu devrais aller te pomponner aux toilettes, lui conseilla-t-elle en lui indiquant l'endroit à inspecter.

Son regard fit le tour de la salle et il pinça les lèvres.

- Et te laisser seule ici ? demanda-t-il en posant la main au-dessus de son verre sans la quitter des yeux.

Voyez-vous cela, pensa-t-elle, amusée. Sur le moment, elle se dit qu'il était certainement celui qu'elle craignait le plus à cette soirée.

- Mais tu n'as plus l'âge d'être accompagné pour aller aux toilettes, répliqua-t-elle.

Il fronça les sourcils. Elle se détourna de lui en reprenant une gorgée de sa boisson. A partir de là, cela allait devenir ennuyeux : elle allait blesser son ego en feignant l'innocence, et il allait s'offusquer de ne pas être pris au sérieux, mais tenter de défendre son orgueil.

- Tu es trop belle et tu danses trop bien pour que je te laisse seule ici, dit-il simplement. Le temps que je revienne, ma place sera prise ou bien tu seras retournée danser avec un autre.

Zut, pensa-t-elle avec un demi-sourire. Cela devenait intéressant, et sa curiosité lui ramenait toujours de surprises.

- Vas-y tranquille, dit-elle avec emphase. Je ne bouge pas, et je te garde cette place.

Il parut hésiter, chercha son regard, puis se décida :

- Non, ça va sécher. Ce n'est pas ce que je veux.

- Et qu'est-ce que tu veux ?

Il se rapprocha un peu pour lui parler à l'oreille :

- J'aimerais t'embrasser.

C'était très agréable, un peu naïf, direct et audacieux à la fois. Elle ne savait pas dire s'il était trop honnête ou un séducteur aguerri. Ou peut-être simplement déjà ivre de toutes les tentations de cette soirée.

- Non merci, c'est gentil, répondit-elle avec un faux sourire.

Mais elle jeta un coup d'œil à ses lèvres, et il le vit. Il détourna le regard, mais elle n'eut aucun doute qu'il se moquait silencieusement d'elle. Elle posa son verre et se leva brusquement.

- Je retourne danser, à plus tard !

Sans lui laisser le temps de répondre, elle s'échappa en se déhanchant vers les autres danseurs. Deux hommes l'accueillirent et se mirent à danser avec elle. Malgré elle, elle le chercha du regard. Il était toujours assis sur la banquette, il ne la quittait pas des yeux. Une sensation de danger la saisit soudain, et elle ferma les paupières pour retourner à la possession de la danse. Cependant, elle ne put s'empêcher de noter que pas une seule fois ses partenaires successifs ne la touchèrent, ni intentionnellement, ni accidentellement.

La Fleur et le YakuzaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant