Elle vit l'aube arriver avec un déchirement. Elle ne vit pas sa lumière, bien sûr, mais la fatigue dans les corps repus de fête et de sensualité, la baisse d'énergie, les corps épuisés par l'alcool étaient désormais étalés pêle-mêle sur les banquettes. La musique se faisait plus douce, pour accompagner le retour au monde réel, sans doute, comme une berceuse avant de les chasser de l'Eden.
Il n'était pas revenu danser avec elle, mais elle s'était bien amusée quand même. Elle s'était adorée, offerte et consumée sans regret. Lorsque les danseurs ne se comptèrent plus que sur les doigts d'une seule main, elle fit une révérence au DJ et se dirigea vers la sortie en esquissant quelques derniers pas de danse. Elle ne reviendrait plus dans ce club, ce serait sacrilège. Et peut-être aussi un peu dangereux ?
Son manteau récupéré au vestiaire, elle s'en couvrit les épaules monta lentement les marches menant à la rue. Le videur la dévisagea avec insistance à son passage, et elle eut l'impression qu'il voulait lui dire quelque chose, mais elle ne fit que sourire sans s'attarder. Le sol, le silence, le froid, lui parurent dur ; elle dut ajuster sa démarche. Elle avait encore envie de danser.
Dehors, personne ne faisait attention à elle, elle aurait aussi bien pu être un fantôme. Les lumières de la ville, l'allure des passants, les bruits de la circulation, tout cela lui semblait comme dans un rêve ; le plaisir de la soirée l'enivrait encore, mais elle devait rester vigilante jusqu'à son hôtel, jusqu'à sa chambre, jusqu'à son lit, jusqu'à cette journée de sommeil bien mérité.
- Est-ce que je peux te raccompagner ? demanda une voix derrière elle.
Ah, il préparait une embuscade, se dit-elle en se rappelant instantanément la chaleur de ses mains sur son corps. Non, en fait, elle ne se le rappelait pas : il venait de mettre les mains sur elle ! Doucement, il la fit pivoter pour qu'ils soient face à face, ce qui la surprit, car d'habitude, les jeunes hommes locaux n'étaient pas si entreprenants. Il avait changé de chemise et mis un manteau extravagant et vaguement gothique par-dessus. Il avait une certaine classe, vêtu ainsi, avec ses cheveux longs, raides et brillants. Mais cela ne suffisait pas.
- Non merci...
- ... c'est gentil ? compléta-t-il en hochant la tête.
Et soudain il la poussa fermement jusqu'à un mur proche, dans l'indifférence générale. Les passants ne jetèrent pas un regard dans sa direction. Elle vit aussi que deux hommes en costume se tenaient à quelques mètres de distance d'eux et observaient la scène sans réagir.
- Qui est-ce que tu cherches ? Superman ? Tu n'aimes plus ma gentillesse ?
Mince, il est très énervé, pensa-t-elle, à la fois lasse, amusée et vexée. Il ne devait pas souvent se faire rejeter par une femme. Il avait dû attendre qu'elle quitte le club pour régler ses comptes avec elle. Mais pourquoi parlait-il de Superman ?
- Qu'est-ce que tu veux ? demanda-t-elle simplement.
Il parut surpris, sonda son regard, et ses mains sur sa taille la serrèrent un peu plus fort.
- Laisse-moi te raccompagner, répondit-il sur le même ton.
Puis il se rapprocha, et murmura à son oreille :
- Et peut-être me laisseras-tu aussi t'embrasser ?
Elle pouffa nerveusement de rire. Son visage se contracta alors sous l'effet de la colère et il l'embrassa de force. Non, ce n'était pas un baiser volé, c'était une morsure. Elle repoussa vivement son visage en jurant. Il revint à la charge, elle le frappa au hasard. Il la lâcha et recula de quelques pas. Les hommes en costume poussèrent un cri de surprise et arrivèrent en courant. Contre un homme, elle pouvait se défendre, mais contre trois... ?
- C'est bon, attendez d'abord, leur ordonna-t-il, en faisant avec une main un geste d'apaisement.
Puis il se tourna vers elle à nouveau.
- Pardon, je ne voulais pas te faire mal, je suis nerveux, c'est tout, dit-il en faisant visiblement un effort pour rester calme. Tu as l'air fatigué après avoir dansé toute la nuit. Je voudrais te raccompagner, discuter, peut-être te convaincre de...
Il baissa les yeux, soupira et lâcha avec impatience :
- Ne fais pas l'innocente, tu sais ce que je veux.
Elle vit qu'il était plus maladroit que méchant et se détendit un peu. S'il pouvait demander pardon, exprimer ses désirs et se retenir d'user de violence, il ne pouvait pas être complètement mauvais.
- Tu peux me raccompagner jusqu'à mon hôtel, nous pouvons discuter dans le lobby, c'est tout, répondit-elle en rajustant son manteau sur ses épaules.
Son visage s'éclaira et il lui fit un sourire magnifique.
- Très bien, je te raccompagne donc. Ma voiture nous attend.
Il passa un bras autour de sa taille et la guida vers une berline noire aux vitres fumées, stationnée devant le club. Elle jeta un regard inquiet au videur, et vit que ce n'était plus le même homme à l'entrée. Les deux hommes en costume les suivirent, puis l'un d'eux ouvrit la portière à l'arrière pour eux, tandis que l'autre faisait le tour du véhicule pour prendre le volant. L'intérieur de sentait le cuir et le luxe, elle voyait le jour se lever à travers la vitre. Les deux hommes assis à l'avant, la voiture démarra avant qu'elle ait fini de mettre sa ceinture.
- Mon hôtel est ...
Il se tourna vers elle et prit sa main dans la sienne.
- Nous n'allons pas à ton hôtel, dit-il très naturellement.
Elle se mit à trembler, et il le sentit, car ses yeux s'écarquillèrent soudain et il serra sa main doucement.
- Ce n'est pas ce que tu crois, s'empressa-t-il d'ajouter en détournant la tête. C'est juste... culturel.
Il jeta un regard dans le rétroviseur, puis il ferma les yeux et s'enfonça dans son dossier.
- Tu aurais dû m'embrasser tant qu'il ne s'agissait que de cela. Mais vous, les étrangères, vous avez du mal à comprendre ça. Vous voulez toujours tout contrôler.
D'accord, pensa-t-elle, je ne suis pas du coin. Quelque chose a dû m'échapper. J'ai blessé son ego. Il semble avoir un certain statut. Il n'est pas barbare. Peut-être juste vexé, frustré, énervé. On ne devait pas souvent lui dire non. Seulement les étrangères ? Elle examina son profil. Il était beau, élégant, chaleureux. Son charme était international, elle en était sûre. Il ne devait vraiment pas avoir l'habitude de se faire rejeter du tout.
Il ouvrit brusquement les yeux et la regarda de biais, railleur.
- Ne t'inquiète pas, tout va bien se passer, dit-il en entrecroisant leurs doigts. Je suis un gentleman.
Il avait dit le dernier mot en détachant chaque syllabe et en soulevant les sourcils rapidement. Cela lui glaça d'abord le sang, elle retira sa main vivement, puis sa peur se transforma en colère, et elle détacha sa ceinture. Avant qu'il n'ait eu le temps de le voir venir, elle lui asséna un grand coup de coude au visage. La voiture freina brutalement, et elle passa entre les sièges avant, dans les cris des hommes, le crissement des pneus, et un horrible craquement.
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La Fleur et le Yakuza
Ficción GeneralUne nuit de fête et une rencontre qui bouleversent sa vie... Faut-il résister ou se laisser porter par l'émotion et les événements?