IX

397 64 35
                                        

Chapitre 9.

IL STOPPE TOUT MOUVEMENT, SON dos se raidissant à vue d'oeil. Tous ses muscles semblent s'être contractés d'un seul coup. Puis, il reprend la marche, d'un pas plus lent. Ma question l'aurait-elle encore plus énervé qu'il ne l'était déjà ? Je me pince les lèvres, honteux de ne pouvoir trouver ce qui lui déplaît.

J'ai toujours détesté me disputer avec Shoto. On avaient beau être les meilleurs amis du monde, il nous arrivait tout de même de nous embrouiller, bien que ce soit assez rare et que cela ne dure jamais bien longtemps. La plupart du temps, nos querelles étaient dû à un malheureux quiproquo. J'avais compris quelque chose, lui l'inverse, et il suffisait juste de ça pour qu'on se fasse la tête pendant dix ou vingt minutes avant que l'un de nous deux revienne vers l'autre pour s'excuser.

Heureusement, nos disputes étaient éphémères. Nous finissions toujours par retourner vers l'autre, peu importe si nous pensions que nous avions raison et l'autre tort. Je tenais trop à la présence de Shoto pour rester loin de lui trop longtemps. Et je pense que l'inverse était également réciproque.

Néanmoins, j'ai toujours détesté me quereller avec lui, et ce même si nos disputes n'étaient que de courte durée. Parce que durant ce laps de temps, pendant lequel je me retrouvais seul à la récré, seul dans mon coin avec mes pensées, je ne pouvais m'empêcher de me sentir mal et de culpabiliser. Je n'en voulais jamais réellement à Shoto, ma colère était toujours dirigée contre moi-même.

Je m'en voulais de lui avoir dit des choses blessantes. Je m'en voulais de ne pas être venu l'aider lorsqu'il avait besoin de moi, comme ce jour-là où des grands du CM2 l'avaient embêté parce qu'il était différent, profitant du fait que j'étais malade et cloîtré chez moi pour le terroriser. Le lendemain, en arrivant en classe, j'avais tout de suite vu que quelque chose n'allait pas. Il ne voulait rien me dire au début, sans doute pour ne pas m'inquiéter, mais j'avais fini par le faire craquer à force d'insister.

Je m'en suis alors énormément voulu d'avoir été malade et de ne pas avoir été là pour le protéger.

Maintenant que j'y pense, c'est fou comme nous étions inséparables. À l'école, les filles changeaient de meilleures amies toutes les deux semaines et les garçons étaient toujours en bande. Il n'y avait que nous qui étions à l'écart. Les profs nous le reprochaient d'ailleurs assez souvent, ils nous disaient qu'il faudrait que nous sortions de notre bulle et que nous allions plus vers les autres. Mais ni Shoto ni moi ne les écoutions vraiment.

- Je ne suis pas en colère contre toi.

Il l'a murmuré, mais je l'ai quand même entendu. Sur le coup, je me sens comme libéré d'un énorme poids. J'affaisse mes épaules - que j'avais jusque-là inconsciemment contractées - et lâche un gros soupir de soulagement.

- J'aurais juste aimé avoir des pansements dans mon sac, moi aussi.

Quoi ?

C'est ça qui l'a mis dans cet état ?

C'est de ne pas avoir de pansement sur lui ?

- Jenecomprendspas.Tut'enveuxde
n'avoirpaspuêtredanslacapacitédemesoigner?Outuregrettessimplementdene
pasavoirétéassezprévoyant?Jenecomp
rendpasbien...

- Oui, je m'en veux pour tout ça. Mais je crois surtout que je suis un peu jaloux.

Il continue d'avancer, toujours dos à moi. Je dois faire une effort pour poursuivre la marche sans m'arrêter les bras ballants et lui demander de répéter avec un air hagard. Chacune de ses phrases est pour moi une énigme. Elles semblent toutes cacher des sous-entendus que je ne parviens pas à saisir.

- Un peu jaloux ?

- Oui.

Réponse courte, nette et précise. Message reçu, je n'en saurais pas plus.

- Vous parliez de quoi au fond ? me demande Ochaco une fois sortie du champ.

Elle passe un bras autour de mes épaules tandis que nous nous dirigeons vers la route qui mène à la ville.

- On te critiquaient derrière ton dos.

- Quoi ?! Mais c'est pas sympa !

- Je rigole, je rigole, calme-toi ! m'exclamé-je alors qu'elle me prend sous son coude pour me faire une "savonette", une torture qui consiste à me frotter énergiquement le haut du crâne.

J'ai horreur de ça et elle le sait très bien. Mais j'ai une parade imparable pour échapper à cette torture abominable: la chatouiller. À peine ai-je commencé à me défendre qu'elle me lâche en éclatant de rire.

- Pitié arrête !

Elle a les larmes aux yeux, et je rigole avec elle sans trop savoir pourquoi, mais c'est sans doute parce que son rire est communicatif. Nous finissons par nous calmer après avoir ri un bon coup. Je relève alors la tête et croise le regard en coin de Shoto. Il détourne immédiatement les yeux, mais j'ai bien vu qu'encore une fois, quelque chose a semblé le déranger.

Sauf que cette fois-ci, je n'ai pas l'impression qu'il est en colère, mais plutôt... Triste ? Pourquoi ? Ça a un rapport avec le pansement de tout à l'heure ? Oh... Je crois que je viens de tilter. Ça a un rapport avec Ochaco. Tout à l'heure, il m'a confié avoir été un peu jaloux... Mais la question n'est pas jaloux de quoi, mais de qui.

Peut-être qu'il a peur que je le mette de côté parce que je me suis fait de nouveaux amis. Peut-être qu'il est jaloux de la proximité que j'ai avec eux. Ou bien je divague complètement et je me fais encore des idées. N'empêche, je connais bien mon ami d'enfance, et je sais quand quelque chose le tracasse. Les années qui nous ont séparé n'y changent rien.

Je sens bien qu'il ne m'a pas tout dit vis à vis de son soudain retour. Je sens bien qu'il reste des points à éclaircir, et que quelque chose en ce moment le contrarie. Mais je ne compte pas laisser tout ça éternellement dans le flou: je compte bien avoir une sérieuse discussion avec lui. Shoto a toujours pris beaucoup trop sur lui, il a toujours préféré me cacher ses problèmes pour ne pas m'inquiéter. Et c'est à cause de ça qu'il a disparu du jour au lendemain sans explication.

Il est hors de question que ça recommence et qu'il sorte à nouveau de ma vie de la même manière. Il n'est plus question que je me taise et que je le laisse se terrer dans son mutisme sans protester. Je compte bien lui tirer les vers du nez, peu importe le temps que ça prendra.

Nos souvenirs évanescentsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant