III

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Chapitre 3.

     J'ENTENDS LES FEUILLES SÈCHES CRAQUER sous mes pas. Après avoir un peu hésité, j'ai fini par décider d'honorer le rendez-vous de Shoto. Suite à notre bref échange, j'ai rejoint Tenya et Ochako qui m'ont questionné au sujet de ma subite disparition. J'ai préféré ne pas leur mentir, et de toute façon, je n'ai rien à cacher. Je leur ai donc dévoilé ma retrouvaille avec mon meilleur ami d'enfance, ainsi que ses intrigantes paroles.

J'ai pensé, un court instant, qu'il ne fallait peut-être pas que je retrouve Shoto, malgré mon désir de réponses. Après tout, ça fait cinq ans que je ne l'ai pas vu, mes souvenirs de lui sont de moins en moins nombreux, j'aurais même pu finir par l'oublier. Apprendre qu'il a déménagé m'avait fait mal à l'époque, très mal. Surtout qu'il ne m'avait laissé aucun moyen de le contacter. Mais avec le temps, j'ai fini par m'en remettre.

Et là, il revient comme une fleur après toutes ces années, sobrement, et me donne rendez-vous comme si de rien n'était pour m'apporter des explications que j'attends depuis cinq ans ? Il y a de quoi être déstabilisé.

Heureusement, Ochako et Tenya ont su me faire changer d'avis, et je pense que c'est pour le mieux. Je n'aurais pas pu dormir la nuit avec toutes ces questions qui me hantent et tous ces non-dits qui auraient fini par me manger de l'intérieur.

Il ne doit désormais plus être très loin de dix-huit heures, il me reste encore quelques dizaines de mètres à parcourir avant de toucher au but. Notre repère, où il est censé me trouver, est une cabane logée en haut d'un chêne, dans une petite forêt en bordure de la ville. Nous l'avons construite tous les deux avec l'aide de ma mère. Nous devions avoir sept ans. Nous avions mis tout notre coeur à l'ouvrage, alors forcément, ce lieu à une certaine valeur sentimental à mes yeux, à nos yeux.

Je pensais avoir oublié le chemin qui y mène — ça fait des années que je n'ai plus mis les pieds ici — mais j'ai vite retrouvé mes repaires en pénétrant dans le bois. Après tout, je me rendais à la cabane pratiquement tous les jours avec Shoto.

Et d'ailleurs, je constate que cette dernière a bien changée. Là, dans cette fameuse clairière parsemée de feuilles mortes oranges et rouges, notre cabane fait vraiment piètre allure. On ne peut même plus la qualifier ainsi, parler de taudis serait plus juste. Le bois a pourri, son toit s'est affaissé, elle est méconnaissable. Elle ne ressemble plus du tout au souvenir que j'avais, dans lequel elle inspirait réconfort et joie de vivre. Aujourd'hui, c'est plus un tas de débris qu'autre chose.

Je sursaute en entendant une branche craquer derrière moi. Je me retourne pour faire face à Shoto, qui m'observe les bras croisés, avec son habituel visage neutre. Impossible de déceler ses pensées. S'il n'avait pas cette curieuse cicatrice de brûlure autour de l'oeil et pris tous ces centimètres, je jurerai qu'il est resté le même.

— C'est bon de te revoir, Midoriya, me dit-il.

Je me sens frissonner. Je ne m'en étais pas bien rendu compte la dernière fois, mais sa voix aussi a bien changé. Elle est plus mâture, plus virile, et beaucoup plus grave.

— Je ne sais pas trop quoi te répondre, lancé-je en jouant la carte de la sincérité. Pourquoi ? Pourquoi revenir après tout ce temps ? Pourquoi ne pas m'avoir donné de nouvelle ? J'ai des milliers de questions à te poser.

Il se contente d'acquiescer. Il s'adosse à un arbre avant de me regarder droit dans les yeux.

— J'imagine.

Cette faculté qu'il a de conserver son calme à toute épreuve m'a toujours perturbé, mais je crois que je n'ai encore jamais été aussi déboussolé que maintenant. Je ne sais pas quoi lui dire. J'ai plein d'interrogations sur le bout de la langue, et pourtant, aucunes d'elles ne semblent décidées à sortir.

— Je n'ai pas choisi de déménager. C'était une décision de mon père, et mes frères et soeurs et moi avons donc été dans l'obligation de le suivre, me dit-il suite à mon silence qu'il a sans doute pris pour une invitation à s'expliquer. J'ai toujours détesté mon père, je pense que tu t'en souviens. J'ai dû attendre que Fuyumi, ma soeur aînée, soit majeure et ait une situation stable pour m'installer chez elle et pouvoir étudier au lycée de ma ville natale. Et... J'avais envie de te revoir.

Je ne réponds rien, prenant le temps de bien assimiler ses mots. Inspirant un grand coup, je m'apprête à laisser déborder toutes les questions qui me viennent à l'esprit:

— Commentçatuvoulaismerevoir?Ça
nem'expliquetoujourspaspourquoitunem'asjamaisdonnédenouvelle!c'estqu
oicettecicatrice?quedevientlerestede
tafamillesituesiciavecFuyumi?tu
m'asmanquéaussiespècede...

Je suis coupé dans mon élan par un gloussement. Les traits du visage de Shoto se sont soudainement détendus, laissant place à une réelle expression amusée qui me laisse perplexe. J'ai toujours ressenti quelque chose de spécial lorsque je parvenais à décrocher un sourire à cet esquimau plus froid que l'hiver. Je constate que ça n'a pas changé avec le temps.

— Je suis heureux de voir que tu es resté le même, Midoriya.

C'est singulier, cette façon qu'il a de toujours trouver quoi dire pour me faire me sentir tout drôle. Ses paroles me réchauffent le coeur malgré moi, comme si ces cinq ans de séparation n'étaient qu'une broutille, un détail sans importance...

— Et c'est réciproque, lui avoué-je sans pouvoir m'en empêcher.

Un sourire fugace prend alors place sur ses lèvres avant qu'il ne disparaisse aussi vite qu'il était venu.

— Je n'ai pas saisi toutes tes questions, mais je pense qu'il y en a une qui concerne ma... Cicatrice, pas vrai ?

J'hésite à hocher la tête. Vu comment il a eu du mal à finir sa phrase, je me doute que c'est un sujet difficile à aborder pour lui. Je finis néanmoins par acquiescer. Je veux des réponses, et tant pis si elles ne sont pas toutes roses et qu'elles ne sont pas faciles à entendre.

— Mon père a toujours été d'un naturel violent et impulsif, encore plus envers sa famille. Il buvait beaucoup quand j'étais en maternelle, et ça s'est aggravé à mon entrée en primaire. Au début, il n'était violent que verbalement, mais il a fini par s'en prendre physiquement à ma mère.

Je ne m'attendais pas à cette révélation. Je savais que son père était un peu instable, mais je n'imaginais pas que c'était si grave. Malgré le visage impassible qu'il s'efforce de garder, je vois bien à l'intonation de sa voix et au léger froncement de ses sourcils que ce sujet lui est douloureux. C'est la première fois qu'il me parle aussi franchement de sa famille.

J'étais naïf, à l'époque. Je comprends désormais pourquoi il ne se confiait jamais vis à vis de sa famille.

— Il l'a rendu complètement folle. À mes dix ans, alors que je lisais le journal que mon père avait laissé traîner dans le salon, elle m'a ébouillanté sans raison la moitié de la figure. Depuis, elle a été internée à une centaines de kilomètres d'ici, et pour se racheter de ses fautes, mon père a préféré déménager pour se rapprocher d'elle et tenter de se faire pardonner. Mais malgré ses efforts pour avoir arrêté de boire, je n'ai jamais pu arrêter de lui en vouloir.

Je ne dis rien, pinçant mes lèvres pour m'empêcher de demander plus de détails. Ça a du être déjà suffisamment douloureux, je ne voudrais pas le faire souffrir davantage... Je me contente de m'adosser contre l'abre en face du sien. Je veux bien lui laisser du temps pour s'expliquer — j'ai attendu cinq ans, je peux bien patienter encore un peu — mais j'ai encore plein de questions à lui poser, et je suis bien décidé à trouver réponse à chacune d'elle. 

Nos souvenirs évanescentsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant