Stray cat

Chapitre 7 : Le chant

Je passai les jours suivants dans un brouillard anesthésié dont je ne retins presque rien. Les cours, les soirées au bar ou je servais les gens machinalement, les devoirs, beaucoup trop de cigarettes, des repas sans goût et sans appétit, tout cela coula sur moi sans que rien ne marque mon esprit de souvenirs tangibles. Quand Romain craignait que Sacha me fasse couler, il était lucide, beaucoup trop lucide. Lui qui avait tenté de me prévenir essayait maintenant de m'aider, désarmé devant ma détresse et mon indifférence.

Tout ce que je voulais, c'était revoir Sacha, tout en ayant trop peur de devoir faire face à la réalité de ce fossé qui s'était creusé entre nous et que nos étreintes ne pourraient plus combler. Il ne m'avait plus donné de nouvelles depuis les résultats, et j'en venais à me dire qu'il n'avait jamais tenu à moi, encore moins aimé, qu'il cherchait juste quelqu'un pour panser ses blessures, et que j'avais été assez stupide pour être cette personne.

Faute de pouvoir trouver du réconfort, je m'étais mis à faire des recherches sur son groupe. J'avais regardé toutes les vidéos de concerts, tous les articles que je pouvais me mettre sous la dent, ruminant de sombres pensées En deux semaines, j'étais devenu un expert de The Mistaken Ones, connaissant parfaitement chaque membre et tout ce qu'ils laissaient filtrer d'eux sur internet. Si Laurent l'avait su, il m'aurait traité de stalker et m'aurait traîné à boire dans les bars avec nos camarades de promo... mais je n'avais rien dit de ma nouvelle obsession.

Une bière à la main, l'œil amer, j'avais passé des heures à jauger du regard mon rival, reportant sur lui toute la haine que je ne parvenais pas à avoir envers Sacha. Il n'était même pas si beau, qu'est-ce qu'il lui trouvait ? Je passais en boucle certaines vidéos de concert, le cœur se serrant à chaque fois que je les voyais échanger un regard complice, un sourire. ça me tuait de l'admettre, mais il y avait une alchimie musicale qui avait disparu quand Sacha avait été remplacé. The Mistaken Ones aurait pu devenir un grand groupe sans cette rupture... et moi, j'aurais pu aller les voir en concert et apprécier leur musique sans arrière-pensées pour ce guitariste maigrichon. Quel gâchis...

C'était un mardi soir, et comme chaque semaine, je ne travaillais pas au bar. J'avais passé une partie de l'après-midi à tenter de relire mes cours avant de les balancer par terre avec un soupir de dépit. Je pouvais toujours essayer, je ne retenais rien de ce que je lisais. Renonçant à réviser, j'allai sur le compte Youtube du groupe, bien conscient de me faire du mal.

J'avais envoyé à Sacha un SMS lui proposant de passer dans la soirée, resté sans réponse. Heureusement, sans doute. Il pouvait aussi bien être en train de donner un concert dans un café que de composer un morceau, volets fermés, complètement hors du temps. Il pouvait aussi être dans le lit d'un inconnu, cherchant l'oubli dans un sexe sans but. C'était ce qu'il avait cherché chez moi, depuis le début. J'avais été tellement naïf d'espérer autre chose.

Une nouvelle vidéo avait été publiée, nommée sobrement «Stray cat». L' œil absent, je cliquai dessus. Jonathan, le chanteur, toussota dans le micro, et je le regardai d'un air torve. Mon rival. Mon ennemi. Je le haïssais d'autant plus qu'il donnait l'impression d'être un bon gars, sans défauts notables. Difficile de croire qu'il avait chassé Sacha du jour au lendemain.

— On voudrait vous jouer une chanson un peu spéciale, la dernière que j'ai écrite. Elle s'appelle Stray Cat. Oui, je sais, c'est le nom d'un groupe, mais... je ne pouvais pas l'appeler autrement. On a beaucoup travaillé dessus, j'espère qu'elle vous plaira. Voilà. Bon, j'ai le trac maintenant, ajouta-t-il en provoquant un éclat de rire dans la salle.

Le silence retomba, puis ils commencèrent à jouer. Je regardai la guitariste qui avait remplacé Sacha au sein du groupe, qui jouait une mélodie plus douce que leur rock habituel, et je sentis que ce morceau n'était pas comme les autres. Rien de ce qu'ils avaient joué depuis leur recomposition ne m'avait collé le frisson.

Je posai ma bière entamée et me tournai vers l'écran, comme hypnotisé. Malgré la distance, l'enregistrement minable et la mauvaise qualité des enceintes, la voix de Jonathan avait une sensibilité que je ne lui connaissais pas. Je m'immobilisai, fixant le visage de cet homme que je détestais, et sentis mes entrailles se nouer d'une émotion intense, douloureusement belle. C'était comme s'il avait trouvé comment se brancher à mes tripes sans passer par mon cerveau.

Quand la chanson se termina, et que le public applaudit à tout rompre, je me passai la main sur le visage et réalisai que j'avais pleuré. Je restai là, assis par terre, fixant l'écran de mon pc avec une profonde incrédulité. Qu'est-ce qui s'était passé ? Comment un homme que je détestais pouvait m'avoir touché à ce point ?

Après quelques minutes de silence, je remis la vidéo une deuxième fois, puis une troisième, toujours aussi bouleversé, peinant à me concentrer sur les paroles dans une tentative d'analyser, de comprendre ce qui faisait que cette chanson était peut-être la meilleure qu'ils aient jamais faite.

My stray cat, warming other's beds, licking other's fingers.
Always too high, always too far, I wish you were mine.

Je rougis fortement et plaquai ma main sur la bouche, sentant les larmes remonter. Si j'avais eu un tant soit peu de talent, j'aurais pu écrire ces mots-là.

Sacha.

Cette chanson, c'était Sacha.

C'était son visage pâle, ses yeux trop grands, qui regardaient toujours trop loin, c'était la douleur dans mes entrailles quand la porte de mon appartement se refermait sur lui, c'était cette tristesse addictive que me donnait envie de le serrer dans ses bras bien trop fort, et qui me poussait, jour après jour, à me raccrocher à sa présence malgré la douleur. C'était le vide hurlant de son absence.

C'était un cri d'amour désespéré.

.oO°Oo.

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Le lien est au début de la bio, n'hésitez pas à faire un tour !