Chapitre 40 : Être à la hauteur

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*21 avril 845*

Trois jours après la venue du Docteur Jäger et l'apparition fantomatique de Charlotte Kyoko-Tomassella, le moral de Julia remontait lentement mais sûrement la pente. Son regard pourtant reflétait encore la culpabilité et la tristesse qui lui étraignaient farouchement la poitrine, signes de sa souffrance, et Viktor faisait de son mieux pour les maintenir, elle et les petites, à flot. Les blessures psychologiques de chacun mettront de années à se refermer complètement. Julia avait parlé de l'esprit de Charlotte avec son frère, Annelies et Théa, quelques heures après que le père d'Eren ait discuté longuement en leur compagnie ; Viktor avait froncé les sourcils, à l'entente du discours de sa sœur. Les Métamorphomages pouvaient en effet voir les fantômes des leurs à partir de leur plus jeune âge, sans pour autant avoir subi un choc suite à la mort violente au sein du clan qui déclancherait cette particularité. Viktor lui-même avait commencé à en apercevoir (y compris les fantômes d'Elias, Charlotte et Elizabeth) deux ou trois ans avant le décès de leur père, un humain des plus normal, donc vers l'âge de six ou sept ans, dès que ses sens soient suffisamment développés pour les entendre et les voir. Aucune explication n'existait pour comprendre cette apparition si soudaine alors qu'Erna venait d'être enterrée.
Julia pensait que les esprits de leur clan attendaient qu'elle ait hérité du pouvoir du Métamorphomage Originel et devienne la nouvelle cheffe pour se manifester subitement auprès d'elle. Ça ne pourrait être que ça.
C'était une bonne théorie, mais cela n'éclaircissait pas un point : pourquoi les fantômes des défunts Métamorphomages avaient-ils attendu si longtemps, le dixième aniversaire de Julia et le décès de sa mère Erna, avant que les sens psychiques de la première s'activent définitivement après ces événements ? En temps normal, ils se développaient en même temps que les autres sens surdéveloppés des Métamorphomages. C'était à n'y rien comprendre.
Depuis ce premier contact, le fantôme de Charlotte Kyoko-Tomassella était réapparu plusieurs fois aux yeux de sa descendante. Elle faisait savoir sa présence avec des objets à base de métal qui bougeaient férocement non loin d'elle. Preuve de son caractère bouillant et de son impatience. Julia recevait des conseils de sa part sur comment être un bon chef de clan, et tenir compte des avis des autres. Cela était complètement improbable pour un être humain de constitution normale ne fréquentant absolument pas les Métamorphomages ; il penserait que discuter avec les esprits des morts était de la folie, que cela n'existait que dans les contes pour enfants — et il n'aurait sans doute pas tort. Mais les Métamorphomages avaient l'habitude de ces transmissions ancestrales et des maîtrises typiques de leur clan.
Ce matin-là, très tôt, le District de Shiganshina n'était pas encore réveillé, le bruit des habitudes matinales ne se faisait pas entendre. Tout le monde dormait. Bien emmitouflée sous sa couverture, Julia ne faisait pas non plus exception à la règle. Elle rêvait qu'elle marchait dans une forêt, non loin du village de Yorkshire, en tenue de Métamorphomage et les ailes pliées soigneusement dans son dos, et qu'elle vérifiait les alentours, sur ses gardes - quand un étrange événement arriva. Un bruit de cliquetis la tira d'un coup de son sommeil, comme un objet que l'on déplaçait... ou des clés se frottant l'une contre l'autre. Julia ne vit rien d'anormal lorsqu'elle se redressa dans le lit, encore à moitié endormie. Elle pensa alors que son imagination lui jouait des tours, que le récent traumatisme la rendait paranoïaque.
Son scepticisme disparut néanmoins aussi vite qu'il était apparu dès l'instant où, sous ses yeux, de petits objets métalliques commencèrent à léviter jusqu'à sa table de chevet. Il n'en fallut pas plus à Julia pour deviner ce qui se passait.
- Charlotte, c'est toi ? demanda-t-elle. Si tu es ici, fais un signe pour confirmer ta présence.
Malgré la pénombre encore présente, la fillette sentit une présence fantomatique.
La réponse ne tarda pas à arriver aux oreilles de Julia.
- Bravo, tu es digne du pouvoir du Métamorphomage Originel. Ma petite-fille a fait un excellent choix, même si, entre nous, Viktor était sans doute le mieux placé dû à son expérience sur le terrain.
Il n'y en avait qu'une dans la famille à utiliser ce ton sévère mêlé à la sagesse, et à avoir une manière bien à elle pour « réconforter » les autres. Charlotte apparut petit à petit sous les yeux de Julia, ignorant l'obscurité qui régnait dans la chambre. Les contours de l'esprit de la seconde cheffe des Métamorphomages luisaient faiblement.
En voyant l'étonnement de sa descendante, le fantôme de Charlotte lâcha un soupir mi-exaspéré, mi-amusé alors qu'elle prit la parole :
- Ne fais pas cette tête-là, gamine, on dirait que tu n'as jamais vu d'esprit de ta vie.
Bah, il se trouve que j'en ai un juste en face de moi qui vient me rendre visite en pleine nuit, et que nous menons une conversation entre une vivante et une défunte. C'est normal, ça ?!
Julia n'osa pas révéler le fond de sa pensée, auquel cas elle se ferait tirer les oreilles par la grand-mère de sa mère (est-ce seulement possible qu'un fantôme puisse tirer les oreilles d'un être vivante ?) jusqu'à la fin de ses jours. Et elle n'en avait pas très envie.
- Je suis venue car je devais te parler des maîtrises de notre clan, expliqua Charlotte. Ce n'était pas évident d'attendre le bon moment pour se parler seule à seule, de morte à vivante, mais cela en valait la peine. Au sein de notre clan, quelques rares Métamorphomages réussissaient à contrôler plusieurs maîtrises, en plus de celle avec laquelle ils sont nés...
- Plusieurs maîtrises ? Mais je croyais qu'on ne pouvait n'en avoir qu'une, selon les groupes du clan, s'étonna Julia, qui en entendit parler pour la première fois. L'eau, la terre, le feu, l'air, la foudre, le métal, la glace, les plantes, la guérison... Comment peut-on posséder d'autres maîtrises ?
- Je sais, ça paraît étrange, dit comme ça, mais je t'assure que c'est vrai. A ce que m'avait raconté mon père, les rares Métamorphomages capables d'un tel miracle sont généralement ceux qui ont vécu beaucoup de drames au cours de leur vie — et aussi au sein de leur famille. Ne me demande pas pourquoi, je n'en ai pas la fichtre idée. Je te répète juste les propos de mon père. En tous les cas, ces quelques concernés ont fini par devenir l'élite de notre clan au fil des décennies, et même par être choisis comme la garde rapprochée du chef ayant le pouvoir du Métamorphomage Originel. Mais avec la persécution des nôtres depuis un siècle, ils ont très vite été anéantis et à partir de là, l'équilibre des maîtrises du clan a été déstabilisé. Tu piges où je veux en venir ?
Après réflexion, Julia réalisa que son arrière-grand-mère parlait de leur famille : Elias et Charlotte étaient les derniers à maîtriser le métal avant la perturbation dans les éléments des Métamorphomages, à la suite du début des persécutions, causant ainsi des effets irréversibles pour la suite. Elizabeth, la fille de Charlotte, avait eu la glace en élément, au lieu du Métal ; Erna, la mère de Julia et la fille de la précédente, avait hérité du pouvoir de guérison. Quant aux quatre enfants d'Erna, ils possédaient chacun des maîtrises différentes : feu pour Viktor, foudre pour Julia, eau pour Théa, et la guérison pour Annelies (comme sa mère). Voilà de quel déséquilibre Charlotte Tomassella voulait dire par là. Les persécutions n'avaient pas du tout aidé, et les Métamorphomages étaient contraints de se mêler à la foule afin d'échapper aux espions du gouvernement et à la brigade anti-humaine rattachées aux Brigades Spéciales : les Premières Divisions. D'après Charlotte, ces monstres seraient prêts à tout pour mettre la main sur le clan.
Un conseil de son père revint subitement en mémoire à Julia, datant de l'époque où il était encore en vie — ça s'était déroulé, lui semblait-il, quelques temps avant que son jeune collègue et lui ne se fassent agresser dans une ruelle et qu'il n'y perde la vie : « Ne révèle jamais tes origines de Métamorphomages à n'importe qui. Les mauvaises langues pourraient s'en prendre à ta mère, ou même à ton frère et ses sœurs. Promets-moi que tu n'en parleras pas, ma chauve-souris. »
Les paroles prenaient un certain sens aujourd'hui. Même s'il était un simple humain, Clémens Rosenberg n'était pas le genre de personne à laisser passer quoi que ce soit qui aurait nui à sa famille. Il défendrait bec et ongles sa femme et ses enfants, à qui il avait juré de garder le secret sur leurs origines d'anges guerriers. Seules les personnes dignes de confiance étaient au courant.
De ce côté-là, Clémens Rosenberg était un homme de parole.
Charlotte vit sur le visage de Julia qu'elle comprenait le sens de ses paroles, ce qui la ravit. La jeune fille âgée de dix ans dépassait de loin ses espérances. Tout compte fait, elle n'était peut-être pas née du dernier dégel comme elle le craignait... une bonne héritière en tant que cheffe de clan et nouvelle Métamorphomage Originel.
- Les élus, dans notre clan, s'entraînaient pendant des années pour contrôler les maîtrises qu'ils ont acquis. Il faut dire que ce n'était pas simple ; déjà qu'avec une seule maîtrise ce n'est pas évident à gérer, alors imagine que d'autres fassent leur apparition sans l'hériter d'un des parents. Sur une échelle de un à dix, on va dire qu'un jeune Métamorphomage sur dix naît avec peut-être la chance de faire partie des rares à avoir d'autres maîtrises... Tu vois le pourcentage ?
En effet, ça ne fait pas beaucoup, souligna Julia, parce que seulement 5 % du clan auraient la chance de naître avec des pouvoirs outre que le principal qui les caractérisaient dès la naissance. Charlotte avoua qu'elle n'avait pas eu cette chance.
- Mais maman ne fait pas partie des 5 % à maîtriser plusieurs éléments, souligna Julia. Mes sœurs et mon frère également. Aucun de nous cinq n'a les caractéristiques de contrôler un autre élément.
- Personne SAUF toi, rectifia le fantôme de Charlotte. Tu ne t'en es peut-être pas rendu compte, mais tu as senti ma maîtrise du Métal dès l'instant où je suis apparue dans ta chambre. Et avant, tu ne l'as jamais développé, cette compétence, n'est-ce pas ? Ce qui signifie, gamine, que tu es parmi les 5 % à avoir la chance de développer d'autres maîtrises que la Foudre.
- Qu'est-ce que tu racontes ? C'est du délire.
- Ah, vraiment ? Dans ce cas, comment se fait-il, à ton avis, que tu aies prononcé mon nom avant même que je n'annonce ma venue face à toi, gamine ? Faut être aveugle pour ne pas comprendre.
Cela fit tilt dans l'esprit de Julia. C'était vrai que le fantôme ne s'était même pas encore présenté quand elle avait ressenti la maîtrise du Métal — d'où son réveil.
Les objets métalliques sur sa table de chevet... Comme des pièces de monnaie et des clous que l'on trimballe au fond d'un sac, ou secoués dans une boîte de conserve. En effet, songea la jeune fille, j'ai senti le métal avant que Charlotte ne se présente. C'est comme si la maîtrise était apparue en créant cette sensation étrange, pour me tirer du sommeil.
- Tu es la première depuis plus d'un siècle à apprendre une nouvelle maîtrise, Julia. Et depuis mille ans, aucun chef du clan des Métamorphomages détenteur du pouvoir du Métamorphomage Originel n'avait fait partie des 5 % apprenant les autres maîtrises du clan... du moins, depuis le dernier chef en question. La transmission des enseignements de nos aînés n'est pas là pour rien. (Au ton de sa voix, cela s'entendait que « la Main de Fer » — c'était le surnom de Charlotte — en savait quelque chose, avec les histoires que son père à elle, Élias Kyoko, lui avait racontées.) Quand tu auras le temps, va lire mon journal intime ; je te transmettrai quelques-unes de mes techniques pour que tu apprennes les bases de la maîtrise du Métal. Nous comptons tous sur toi.
Et comme les précédentes fois, le fantôme s'évapora comme un brouillard matinal.

« [Tome 1 SNK] On ne sait jamais ce qu'il peut nous tomber sur la tête ! » (FIN)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant