SAMEDI 24 / 21 HEURES 50

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Louis ne mentait pas, il habitait juste à côté du bar. Dans le bus, Ninon s'était sentie comme une criminelle, même s'il n'y avait pas lieu. Elle avait son attestation, et un motif de déplacement plutôt solide. Les pompiers étaient intervenus et avaient proposé de les reloger dans le gymnase du quartier pour la nuit, mais Ninon ne se sentait pas de passer une nuit entassée avec des dizaines d'inconnus. Elle avait peur des contaminations, des pleurs des gamins et de l'insomnie qui la guettait. Elle n'aurait pas non plus accès à une bonne hygiène. Dormir chez quelqu'un restait, à son sens, la meilleure option.

Elle ne voulait pas s'attarder sur la personne qui représentait cette même option.

Ninon trouva l'appartement sans embûche. Les rues étaient vides, la pluie avait cessé. Elle restait trempée, n'ayant même pas pu prendre de rechanges. Une voiture de policiers en patrouille remonta la rue, et s'ils ralentirent à son niveau, comme ils voyaient qu'elles patientaient devant l'entrée de l'immeuble, ils passèrent leur chemin. Ninon sonna là où l'étiquette indiquait « Louis Novak», la porte se déverrouilla aussitôt.

Le hall était luxueux, Monsieur Louis ne s'embêtait pas. L'ascenseur fonctionnait, contrairement à son immeuble à elle. Il habitait au neuvième étage, la porte 3. Dans les couloirs, la moquette étouffait ses pas. Il n'y avait pas un bruit, comme si le couvre-feu impliquait aussi la fin de la vie à l'intérieur des foyers. Ninon frappa timidement et Louis mit si longtemps à lui ouvrir qu'un moment, elle crut bien rester dans le couloir toute la nuit. Mais il apparut.

― Salut, dit-il.

Sa voix était bien moins confiante qu'au bar. Il n'était pas entouré de ses potes, grisé et audacieux. Ninon eut le sentiment de le revoir vraiment pour la première fois depuis six mois. Là, c'était son ancien colocataire, et d'un coup d'œil, elle revenait sur sa réflexion : il avait changé. Il avait pris du poids, s'était coupé les cheveux et rasé la barbe – chose qu'il n'avait jamais faite pendant le confinement. Au-delà de l'aspect physique, il paraissait moins gamin. C'était peut-être dans le regard ou dans sa façon de se tenir fermement sur ses deux pieds. Ou alors, c'était l'idée qu'il avait un super appartement en centre-ville. Ninon ne pouvait pas mettre le doigt sur les raisons de ses impressions.

Elle était toujours dans l'entrée.

― Coucou, répondit-elle.

― Vas-y, rentre.

Ninon ne se fit pas prier. Elle était dehors depuis presque deux heures, à ce stade, la seule perspective de se poser dans un endroit chauffé lui redonnait espoir en l'humanité. Elle retira ses chaussures et son ciré sous l'œil mal à l'aise de Louis. Il voulut la débarrasser de son sac mais elle refusa qu'il le touche à moins de s'être désinfecté les mains. Elle était chiante, elle le savait, mais il encaissa.

Les premières minutes furent un calvaire. Aucun des deux ne savait quoi dire ou faire. Ninon entra dans la pièce principale, qui disposait d'une petite cuisine aménagée, d'un canapé, d'une table basse et d'un meuble de rangement qui faisait bibliothèque, panière à linge et vaisselier. Les murs étaient d'un blanc immaculé, l'ambiance froide. C'était propre, plus que ce que Ninon aurait pensé venant de Louis. Il y avait bien un tas de cartons à descendre au recyclage dans un coin, mais Ninon s'efforcer de passer au-dessus. Elle n'était plus sa colocataire. Une porte laissait deviner un accès à une salle de bain. Mais rien de plus. Elle se tourna vers Louis, elle portait toujours son masque.

― T'as pas de chambre ?

― J'ai pas eu le temps de te le dire.

Ninon était désemparée.

― OK... OK. Pas grave, on va s'arranger.

― Je vais dormir par terre, t'en fais pas, s'empressa Louis. Puis, tu peux enlever ton masque, j'ai fait un test la semaine dernière, je suis négatif, je peux te montrer la feuille si tu veux.

Il cherchait déjà le papier dans un tas de feuillets sur sa table basse, Ninon le coupa :

― Tu as pu l'attraper ce soir, avec tes potes.

― J'ai fait la bise à personne, j'ai pas serré de main non plus.

― Sur les verres.

― Ninon... Tu peux retirer ton masque.

Après une seconde de doute supplémentaire, elle se débarrassa enfin du masque et eut l'impression de respirer à nouveau après une journée à suffoquer. Ils avaient beau le porter à longueur de temps depuis des mois, la sensation de l'enlever n'en était pas moins une bonne dose de dopamine bien méritée. Ninon ne savait pas où se tenir dans l'appartement riquiqui, et d'un coup, elle regretta d'être venue. Pourquoi avait-elle cru que ce serait une bonne idée ? Merde, pourquoi Louis, de toutes les personnes de ce monde ?

Oh, peut-être parce qu'elle n'avait pas d'amis mis à part sa collègue Patricia de 56 ans qui voulait absolument la caser avec son fils.

Son cercle de potes datait du lycée, dispersés aux quatre coins de la France. A la fac, Ninon n'avait jamais réussi à nouer des amitiés solides. Louis était, pour de vrai, sa seule option, même si elle n'aurait jamais voulu avouer. Il devait croire à tout prix qu'il n'était qu'un ultime recours.

Louis toussota pour combler le vide. Il fallait s'imaginer la scène, il n'y avait pas de bruit de fond, d'écho des voisins ou de bourdonnement de ventilation. Ce n'était qu'eux et le reste du monde. Pas de quoi calmer les angoisses de Ninon. Elle tenta de se raisonner, allez, tu as passé deux semaines enfermé avec ce type, tu le connais bien. Techniquement...

― T'as mangé ? s'enquit Louis.

Elle secoua la tête.

― J'ai des restes si tu veux.

― Des pâtes et du jambon ? rit-elle.

Il se raidit et mentit, de toute évidence :

― Non.

Les deux se jaugèrent quelques secondes, avant d'étouffer leur rire. Ninon ne se souvenait que trop bien du problème absurde de l'alimentation de Louis. Il ne mangeait que trois ingrédients déclinés de manière différente : les pâtes, le jambon, le ketchup. La trinité sacrée, comme elle s'était amusée à l'appeler. Avec sa propension à ne pas faire la vaisselle, c'était la chose à savoir quand on vivait avec lui.

― OK, c'est des pâtes et du jambon, mais pour ma défense, je fais des efforts.

― Ah oui ? Quoi comme efforts ?

― Il m'arrive de manger des légumes.

Ninon eut une moue impressionnée.

― Incroyable ! Qu'est-ce qu'il t'est arrivé ?

― C'est vraiment pas de bon cœur, tu sais. Ma copine est végé et elle me montre des photos de petits cochons trop mignons pour « me faire réfléchir ». Alors maintenant je mange des carottes quand elle est là pour pas penser aux petits cochons.

Il avait glissé cette information avec fluidité et enthousiasme et Ninon ne montra aucun signe d'étonnement sur son visage. Dans sa tête, c'était autre chose. Quelqu'un avait actionné toutes les alarmes dès le mot « copine ». Louis avait une copine ? Vraiment ? Oui, logique, c'était un bon – et beau – garçon. Plein de filles devaient lui trouver un truc. Elle s'en fichait, en fait. Louis était un ami, un ancien coloc', quelqu'un avec qui elle avait partagé des bons souvenirs. Puis, il ne se serait jamais rien passé avec lui. Ninon était celle qui avait fait mourir la possibilité d'une relation dans l'oeuf. Elle ne pouvait pas lui en vouloir d'être passé à autre chose...

Si. Elle lui en voulait carrément d'être passé à autre chose. Plus que ça, son ego en voulait à Louis.

Ninon ne souhaitait pas se trahir, alors plutôt que de rendre la situation encore plus gênante, elle sourit et le félicita :

― T'as une copine ! Louis, c'est trop cool. Tu le mérites.

Et ça, elle le pensait.

La vagueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant