Ou la biographie d’un écorché vif, sous la forme de tessons de texte éparpillés. Un récit énigmatique, lacunaire et glissant.
Entre-deux (Louise Revoyre)
Moi, maintenant, dans ma vie, j’ai eu trois existences.
Tout ça à cause des murs. Les murs, c’est pas mon truc.
Le premier, j’ai 20 ans, c’est un mur en béton au bord d’une nationale.
Le deuxième, j’ai 30 ans, c’est du granit solide, épais, inébranlable.
Mais je m’en fiche, maintenant. J’ai une masse à la main et ma vie devant moi. Et elles n’existent plus. Ces deux femmes, debout, qui ne me lâchent pas des yeux. Elles ne peuvent pas me voir. Ce qu’elles voient n’est pas moi, ne peut pas être moi.
Moi, maintenant, devant elles, je suis devenu fantôme.
*
J’ai huit ans et je suis un garçon silencieux. Pas de bruit, papa hurle. Je ne sais pas pourquoi. La colère est un truc que je ne comprends pas. Ça tombe dessus, comme ça, et maman ne dit rien. Alors moi, je m’en vais.
Les chemins, ça crie pas. Les chemins, ça s’en va, ça efface le village.
Charlotte, quand j’l’ai connue, elle m’a secoué les rêves. Elle me disait qu’attendre, ça ne servait à rien. Et elle bougeait tout le temps, et elle parlait tout le temps. Un vertige permanent.
On avait dix-huit ans, on courait dans les rues, on piquait du whisky dans les supermarchés. Et on courait encore. Après on le buvait, à petites gorgées, jusqu’au fond de la bouteille. Après je la portais, sur mon dos, dans les rues, après on s’endormait...
Je reviens, papa dort. Surtout pas faire de bruit. Je suis ‘petit poucet’, il me manque que les bottes de mon papa qui boîte. Moi si je prends les bottes de mon papa qui boîte, j’enjamberai les montagnes.
Mais je n’ai pas le droit. Quand j’serai grand, j’serai ‘Sept Lieues’, c’est çui-là qu’a les bottes.
Moi maintenant dans ma vie, j’ai eu trois existences. La première elle roupille sur un lit d’hôpital : coma-profond-morte-en-surface... S’appelle Charlotte.
Estelle, quand j’l’ai connue, elle était grande et brune. Elle était belle, Estelle, grande et brune et sourire. J’ai fait comme il fallait. J’ai appris un métier, j’travaille dans les bateaux, j’suis charpentier naval. J’lui ai dit des mots doux, on a fait des projets. Il fallait, on m’a dit ; c’était comme ça la vie. Alors j’ai dit d’accord, Estelle et les sourires.
Et j’ai dit : quand j’serai grand, on aura plein d’enfants. Ça l’a fait rire, Estelle. On a pris notre temps, une année, deux années, paraît qu’ça fait sérieux.
Et c’est elle qui l’a dit : à trois, on saute.
*
Trois, ça y est. On est trois. Il y a moi et Charlotte, il y a moi et Estelle, et il y a moi et moi. Comment fait-on dans ces cas-là ?
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Folie(s)
Fantasy18 textes échappés de l'asile. Les Fous ont la parole ! Folie joyeuse, tragique, douce ou furieuse, folie visionnaire, délirante, compulsive, criminelle ou simplement géniale... Mais aussi : folie qui ouvre sur un autre monde, qui efface les limites...