Quand les hommes ne seront plus... La lune deviendra sanglante. Soyez happés par un monde monstrueux, impitoyable, profondément tragique et âpre. Adam Roy inscrit ce texte dans la continuité de ses précédentes collaborations, Canicule (anthologie Fin(s) du Monde) et Pluviôse (anthologie Sales Bêtes !), avec la même tonalité poisseuse et intense.
Sanguines (Adam Roy)
Un éclair zèbre le couchant, le ciel gronde sourdement. Une larme. Une larme de sang frappe ma tempe, dévale ma joue, se perd dans les plis du vêtement trop grand. D’autres gouttes suivent, de plus en plus serrées, pressées de tout noyer. Bientôt le déluge et je serai trempée, mais je reste là sans bouger, blottie en haut de la colline. La pente est ardue, l’ascension douloureuse. Je parviens au sommet essoufflée et en sueur, bien certaine que personne ne me suit. La solitude est si précieuse.
Là-haut, un mince plateau battu par les intempéries, recouvert d’une mousse spongieuse. Un autel de pierre, vestige d’un culte oublié, des arbres dénudés. Un banc de bois gonflé d’humidité s’effrite sous l’assaut des pluies rouges et poisseuses qui trempent la terre à chaque nouvelle lune. La rivière, en bas, charrie ses eaux sanglantes. Tout se noie sous l’averse écarlate. Du creux de mon refuge, je contemple la longue agonie du monde.
Il y a très longtemps, alors qu’aucune d’entre nous n’était encore née, pas même la Vénérable qui règne sur la communauté, la lune a commencé à se teinter de pourpre, irradiant la nuit de lueurs cramoisies. Les pluies sanguinolentes ont suivi et dévasté le paysage. Les eaux sont montées, coupant notre île du reste du monde. On dit qu’elles ont apporté avec elles la Maladie, la mort et causeront notre perte, je n’en suis pas si sûre.
Je pense qu’à sa façon à elle, par ces menstrues cataclysmiques, la nature pleure la mort des hommes. D’y penser, des frissons glacés me traversent. J’ai la gorge serrée, mais je me sens vivante. Et je ferme les yeux, le temps de retrouver la chaleur de ces bras qui, une nuit, se sont refermés sur moi. Un bonheur que je n’oublierai pas.
Des hommes, il n’y en a plus depuis longtemps. Des années, peut-être cinq, ou dix, ou plus. L’espèce n’a pas su résister. Les vieillards sont partis les premiers. Les joues empourprées, ils grelottaient, s’étiolaient et mouraient. On ne s’est pas préoccupé de ces bouches inutiles. Puis les nourrissons, les enfants, les jeunes gens ont été emportés par les fièvres écarlates tandis que les hommes mûrs commençaient eux aussi à trembler et à suer. Des ruisseaux de sueur pourpre. Quelques-uns, plus solides, se sont acharnés à survivre quelques mois ou quelques années.
Le dernier, miné par la Maladie et achevé par les viols répétés, a fini par lâcher. On l’a retrouvé un matin, aussi raide qu’on peut l’être et c’était à prévoir. Elles abusaient de lui, puisqu’il restait le seul au monde. Le seul encore en vie, enfin, si on peut appeler ça une vie...
Dans sa cellule, il était enchaîné, prisonnier de nos rêves d’éternité. On le gardait soigneusement enfermé pour tenter de perpétuer l’espèce.
La nuit d’avant sa mort, c’était à mon tour de me faire féconder. Quand l’homme est arrivé, traîné par deux Gardiennes, j’ai vu ses cernes noirs, son air égaré et ses côtes saillantes. La pitié m’a prise à la gorge.
Une fois seuls, je l’ai invité à se reposer sur ma couche sans le forcer à avaler le vin de vigueur qui décuple les forces et fait couler la sève. D’abord méfiant, il a fini par se laisser aller et il a plongé dans l’abîme. Le souffle court, il murmurait dans son sommeil, des choses douces, sans doute, des choses inaudibles et puis il a souri, rêvant peut-être au Temps d’Avant. D’avant la Maladie qui les a décimés, au temps où ils étaient des milliers, des millions d’hommes, où ils vivaient en paix, dit-on, avec leurs sœurs, leurs mères, leurs amies, leurs épouses... de ce temps, je ne sais que ce qu’on m’en a raconté.
VOUS LISEZ
Folie(s)
Fantastik18 textes échappés de l'asile. Les Fous ont la parole ! Folie joyeuse, tragique, douce ou furieuse, folie visionnaire, délirante, compulsive, criminelle ou simplement géniale... Mais aussi : folie qui ouvre sur un autre monde, qui efface les limites...