Se retrouver enfermé dans les toilettes le jour de la fin du monde, voilà qui est franchement ballot ! Mais quand en plus la folie s’en mêle...
La convenance de la bête (Leith)
La fatigue semblait n’avoir plus de limites, elle s’étendait à l’infini. Avachi sur les toilettes, le couvercle abattu, il attendait que ça passe. Il se reposait parce qu’il n’en pouvait plus. Le bilan financier de cette année ? N’importe quel bilan ? Il s’en contre-fichait. La préparation du budget de l’année prochaine ? « Débrouillez-vous ! ». Son bureau, les dossiers bleus, son fond d’écran, drôle soi-disant, son fauteuil qui couinait, il avait envie de tout balancer d’un geste las et d’installer à la place un canapé confortable ; de ceux que l’on trouvait chez les psychanalystes. Il rêvait de s’y vautrer et de ne rien faire : juste regarder le jour s’enfuir dans les mouvements de lumière au plafond. Au lieu de ça, il était aux toilettes, où ça puait juste ce qu’il faut pour une société convenablement entretenue. Au-dessus de lui se tenait un néon ; à sa droite, le dévidoir blanc à papier et la petite poubelle blanche et devant lui, la porte bleue, de la couleur des dossiers sur son bureau. Il vérifia que le verrou était bien tiré. Il n’avait nulle envie qu’un de ses collègues ne le trouve dans cette position de méditation solitaire qui serait forcément prise pour une crise de fainéantise scatologique. Ses collègues... Ils étaient si normaux... Et lui-même, n’était-il pas tout ce qu’il y a de plus normal et convenu ? Poli, affable, hypocrite juste ce qu’il faut, gentil, respectueux etc. etc. : rien ne débordait, ni en lui, ni chez les autres, rien sur quoi l’on pouvait trébucher. Et Pierre, la quarantaine apparemment tranquille, n’était pas arrivé là par hasard ou par paresse : cette situation lui avait convenu pendant toutes ces années et semblait s’accorder parfaitement à sa nature.
Mais voilà, depuis l’annonce de la catastrophe imminente et tout le chambardement que cela avait créé dans les perspectives d’avenir, il se retrouvait souvent aux toilettes. Son rythme de travail avait ralenti, les dossiers s’empilaient et la mer semblait envahir petit à petit son bureau. Il ne faisait plus grand-chose, parfois même rien, pendant des heures. Cependant, il ne s’était jamais senti aussi fatigué de sa vie. Et puis, il ne comprenait pas que ses collègues soient restés les mêmes. Comment était-ce possible qu’ils ne soient pas tous là, dans les toilettes ou à faire la queue devant ? Comment était-ce possible qu’ils soient toujours si polis, affables et hypocrites alors qu’ils allaient peut-être mourir ou disparaître très bientôt ? Demain peut-être... Lui, Pierre, éprouvait une difficulté croissante à participer à cette vie codifiée du bureau. Il se sentait parfois agressif, il pensait de plus en plus souvent que trop de sacrés bons coups de pieds se perdaient et ça lui faisait peur. Ces accès d’agressivité difficile à contrôler lui rappelaient d’étranges souvenirs enfouis et mystérieux.
La sirène l’arracha à sa torpeur et le fit bondir. Ses fesses glissèrent sur l’abattant des WC et Pierre se retrouva sur le carrelage froid, coincé entre le mur et les toilettes, le coccyx sensiblement endommagé. D’abord geignarde, la sirène hululait désormais comme une folle et lui vrillait le crâne. C’était le signal, c’était LE SIGNAL bon sang ! Ça arrivait, maintenant !
Le gouvernement était resté laconique sur la nature du danger, la forme qu’il prendrait ou sur les raisons qui faisaient que les autorités étaient persuadées que ça allait avoir lieu. Mais un message péremptoire était passé en boucle depuis des mois dans les médias : quand la sirène retentirait, il faudrait cesser toute activité séance tenante et fuir selon le plan appris à l’avance. La peur envahit Pierre. Complètement réveillé et sans sentir une once de fatigue, il s’extirpa de son coin aussi rapidement que possible et se jeta sur le verrou de la porte.
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Folie(s)
Fantasía18 textes échappés de l'asile. Les Fous ont la parole ! Folie joyeuse, tragique, douce ou furieuse, folie visionnaire, délirante, compulsive, criminelle ou simplement géniale... Mais aussi : folie qui ouvre sur un autre monde, qui efface les limites...