L'Exilée (4)

28 10 5
                                    

Le surlendemain soir en revanche, quelqu'un vint toquer à la petite porte dérobée dissimulée derrière une tenture. Astryd ouvrit sur Isayah, qui paraissait nerveuse mais surtout peinée. Malgré les interdictions, Eliane se redressa immédiatement, jeta une lourde cape sur ses épaules, rabattit la capuche pour dissimuler ses cheveux trop reconnaissables et, à la faveur de la nuit qui rendait le château presque désert, elle s'engagea à la suite de l'alchimiste. Elles parvinrent sans encombres jusqu'à l'office de cette dernière, où, sur la table de travail, un corps avait été dissimulé sous un drap blanc.

Avec l'accord de sa souveraine, Isayah tira lentement le drap, d'un geste empreint de respect et de sollicitude, découvrant le visage et le haut de la poitrine. Muette, Eliane contempla le cadavre avec un mélange d'horreur et de désespoir. La chair gorgée d'eau avait viré à un bleu verdâtre écœurant. Les pommettes étaient creusées, comme criblées de trous, rongées par les poissons. De profondes déchirures constellaient le visage, et par endroits, la peau s'en-allait en lambeaux. À la place des yeux, des cavités vides béaient sur les ténèbres. Étrangement – elle supposa que c'était à cause de l'eau salée – aucune infecte odeur de pourriture ne se dégageait.

Elle tendit la main, effleura du bout des doigts la chair molle, presque gélatineuse. Les cheveux, auparavant roux fauves, souples et doux, avaient commencé à griser, s'étaient transformés en une sorte de masse de fils informes, raides et cassants. D'une certaine manière, Eliane s'estimait heureuse que ni Uriel ni les filles de Karashei ne la voient dans cet état. Eau tu es et à l'eau tu seras rendue, disait le rituel mortuaire de sa province natale. Elle l'avait – contre sa volonté certainement – appliqué au mot. L'Irava l'avait portée jusqu'à la mer, qui avait à son tour ramené le corps sur les plages rocheuses après l'avoir gardé près d'une lune en son sein.

— Envoie-la au Temple, pour la préparer aux funérailles, commanda Eliane à l'alchimiste, qui acquiesça sans mot dire. Elles auront lieu à Eau.

Elle laissa ses doigts glisser le long de l'épaule, jusqu'à la main gauche de Karashei. Autour de son poignet, une fine chaînette d'or, simple et discrète, cadeau d'Uriel. Il en avait offert trois au total, toutes identiques, « aux trois seules femmes de sa vie » selon ses propres mots. Les deux autres étaient respectivement à Alya et Varhalie, ses deux filles. Elle entrelaça doucement ses doigts à ceux de Karashei. Pour une fois, leurs mains étaient à la même température.

— Que ton âme rejoigne les arcanes, murmura-t-elle. Et puisse le Temple t'accueillir.

Cela faisait bien longtemps qu'Eliane n'avait pas prié le Temple, cette confrérie de prêtres et de prêtresses qui contrôlaient les flux des arcanes. L'espace de quelques secondes, elle fut tentée de le faire, puis repoussa l'idée. Il n'y avait rien d'autre que ses propres actions qui l'avaient menée là. Karashei méritait le repos, désormais, pour tout ce qu'elle avait apporté au cours de ces quinze derniers hivers. Le Temple seul déciderait si elle était digne d'en faire partie.

— Adieu, cousine... soupira-t-elle en serrant doucement ses doigts rigides.

Jusqu'au lendemain matin, elle ne dormit plus, trop préoccupée par l'ensemble de la situation pour parvenir à apaiser son esprit. Les plans qu'elle dressait, les phrases qu'elle préparait, tout cela tournait en rond dans son crâne. L'aube venue, elle avala une tasse de salko, une boisson exotique provenant du nord d'Avalaën, qui effaçait les effets de la fatigue et du manque de sommeil, et quand les gardes déverrouillèrent la porte principale pour lui signaler qu'il était temps de l'escorter à la salle du trône, ils parurent surpris de la trouver réveillée. Elle sourit à Astryd, qui glissait le précieux livre dans un sac de toile, puis vérifia sa tenue d'un regard critique.

Au lieu de ses atours traditionnels de la Cour, robes fluides ou pantalons tombants, évasés aux chevilles, elle avait choisi l'uniforme d'apparat des Chauves-Souris, que son cousin Alzen lui avait fort gentiment envoyé. L'ensemble, sobre et élégant, confortable au possible, lui rappela l'espace d'un instant les célébrations qu'elle avait connues chez elle, plus jeune.

Dynasties / ElianeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant