L'Exilée (3)

30 10 5
                                    

Eliane atteignit sa destination à la tombée de la nuit, quand les derniers rayons rougeoyants se perdaient dans les vastes plaines avaloniennes. Sur sa droite, en direction du nord, un large lac reflétait l'obscurité de la nuit tombante. Loin derrière, même si elle ne les voyait presque plus, elle perçut la douce vibration familière des montagnes du nord, comme une entité vivante dont l'énergie était pareille à son arcane. Elle inspira profondément le parfum glacé de la nuit, chargé d'humidité et de verdure, sourit mais soupira, nostalgique. Quelque part par là, nichée sur un versant abrupt, se trouvait la cité d'Ombre, sa maison. Mais il n'y avait plus personne pour l'attendre là-bas. Son père Zerrhus était mort, son cousin Alzen était à la tête de la province, et même s'ils avaient toujours gardé des relations cordiales, Alzen était profondément indépendantiste. Il se soumettait à la Couronne seulement car Eliane la portait. Pour toute autre Reine qu'elle, il aurait déjà levé l'armée et renié le serment d'allégeance à Ciel.

Elle songea un instant aux petites rues pavées de la ville, aux maisons où tout le monde connaissait tout le monde, aux minuscules villages indépendants épars, perdus dans les vallées, et aux immenses collines vides qui servaient de pont entre Ombre et le reste d'Helvethras. L'ambiance de là-bas lui manquait cruellement. La vie de là-bas lui manquait cruellement. Plus elle y réfléchissait, et plus elle méprisait cette cage dorée dans laquelle elle s'était volontairement enfermée. Elle avait cru pouvoir en tordre les barreaux, mais les gens étaient décidément toujours les mêmes. Il aurait fallu au moins trois générations avec son modèle de règne pour réussir à changer quelque chose, mais elle n'avait ni ce temps, ni les appuis nécessaires. Sans héritier ou héritière, le trône reviendrait à quelqu'un de la famille de Vilhelm, et tout retomberait à la case départ. Tant d'efforts vains, tant d'énergie et de sacrifices... songea-t-elle amèrement. Tout ça pour quoi ? Ça ?

Morose, elle secoua la tête, grommela dans sa barbe, essayant de chasser les pensées noires. Elle n'avait guère l'intention de se morfondre, surtout dans le cadre actuel. Elle avait choisi son chemin, une route étroite et sinueuse où il suffirait d'un rien pour basculer. De toute manière, sa position déjà précaire l'exigeait.

Avec une brève pensée pour Karashei, qui aurait adoré le paysage si elle avait pu être ici et non portée disparue depuis près de deux décades, elle pressa ses talons contre les flancs de son cheval pour le lancer au trot, rejoignit le groupe sans crainte, son cheval gardant le pas assuré malgré le terrain rocailleux où plus d'un homme aurait trébuché mille fois. Une fois en bas, elle réajusta la capuche sur sa tête. Ils n'étaient censés rejoindre leur destination, un poste-frontière helvetrien, que le lendemain matin, raison pour laquelle elle avait planifié la rencontre cette nuit.

Aussi silencieusement que les sabots des chevaux le permettaient, elle et ses hommes trottèrent vers le lac en utilisant le couvert des collines pour tromper la surveillance des gardes. Ils avaient abandonné une petite partie de leur escorte un peu à l'est en guise de diversion, dans un campement bruyant et lumineux situé entre la cité Lumière et ses plus proches villages, et avaient cavalé à bride abattue en direction du lac.

Le temps qu'ils parviennent sur les berges rocailleuses, les derniers rayons de soleil avaient disparu, et la lune se dissimulait derrière de lourds nuages. Invisibles ou presque, ils ralentirent, à la recherche de la fissure, cette petite grotte encastrée dans l'une des collines, à quelques pas seulement du lac.

Ce fut Mattias qui finit par discerner la crevasse entre deux blocs rocheux couverts de mousse. Elle était à peine assez large pour laisser passer un homme de côté. Eliane mit pied à terre, laissa deux soldats passer devant, puis s'engagea à leur suite, une main posée sur la dague à sa ceinture. Ils progressèrent de longues minutes entre les parois étroites, avançant à tâtons, jusqu'à parvenir à un espace un peu plus large où ils s'immobilisèrent.

Dynasties / ElianeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant