— Eliane, tu en es certaine ?
Dans l'obscurité de la chambre, la question sonna creux. Astryd savait déjà pertinemment que son amie avait pris sa décision. Elle chercha malgré tout l'appui silencieux de l'Empereur Dieter qui, pour l'occasion avait pris la peine de se déplacer en personne. Depuis qu'Eliane l'avait rejoint à la Citadelle Rouge, il veillait toujours au confort de son invitée de marque. Pour lui, les enjeux était plus qu'importants. Eliane avait apporté par sa venue dans la capitale de l'Empire d'Avalaën un pacte solide avec le nouvellement indépendant Royaume d'Ombre, et des réformes qu'il envisageait depuis longtemps sans savoir comment les mettre en place.
Le Royaume d'Helvethras, affaibli par la perte de l'une de ses provinces, s'embourbait depuis dans des conflits futiles entre les cités restantes, la question de la succession au trône n'étant toujours pas résolue, et Vilhelm, même appuyé par une armée de conseillers, ne semblait savoir gérer la colère grandissante du petit peuple.
L'Empire d'Avalaën en revanche finissait de se remettre de la cuisante défaite d'Aren le Conquérant, le frère de Dieter, qui leur avait coûté une quarantaine d'hivers plus tôt la domination d'Helvethras et la moitié de leur armée, et commençait à prospérer à nouveau grâce aux conseils d'Eliane et à l'alliance avec Ombre.
— Nous avons besoin d'une génération supplémentaire, approuva Dieter avec un soupir, quoique cela me coûte de l'admettre. Saedor n'aura pas une armée suffisante pour conquérir Helvethras une seconde fois, et nous avons besoin de vous, Eliane. Vous connaissez ce royaume.
Eliane esquissa un sourire dur.
— D'ici une génération, pour peu que rien ne change, Helvethras sera à l'agonie. L'enfant de ma fille et de Saedor marchera sur Ciel sans réelle résistance. Mais pour cela, je vais devoir m'attarder encore un peu dans ce monde.
— Mais c'est un sortilège interdit ! protesta Astryd sans réelle véhémence.
Un rire narquois, mauvais, échappa à Eliane.
— Que puis-je risquer à part la mort qui m'attend déjà ?
Seul un silence lui répondit. Elle fixa le plafond de ses yeux azurins glacés, poussa un long soupir. Elle sentait la mort rôder autour d'elle depuis quelques jours, telle un fauve affamé paré à se jeter sur elle. Jusque là, elle n'avait pu voir aucun de ses enfants survivre au-delà des trois jours après leur naissance. Mais peut-être sa mort pourrait-elle préserver cette fille, la fille qu'elle avait conçue avec Vilhelm avant de se faire chasser d'Helvethras ? Elles avaient pour le moment toutes les deux survécu à l'accouchement, mais Eliane savait que les arcanes ne tarderaient pas à réclamer le prix du sang, comme cela avait toujours été le cas jusqu'à maintenant.
— Tu détruiras donc l'âme de ta fille pour ta vengeance ?
— Je ne peux pas détruire ce qui n'existe pas.
Ils reportèrent tous les trois leurs regards sur la fillette, couchée contre le sein de sa mère. Elle gardait ses yeux gris ouverts, vides de toute expression. Depuis qu'Eliane l'avait mise au monde, elle n'avait pas poussé un seul cri, était demeurée inerte et froide, comme déjà morte. C'était une coquille vide, un corps dépourvu d'esprit, qui ne réagissait à aucun stimulus externe, que ce soit la faim, le froid ou la douleur. Elle était née, mais elle ne vivait pas.
— Astryd... soupira Eliane.
Vaincue, la servante ne contesta plus. Elle se pencha, sortit de la table de nuit la boîte de cristaux d'Ysilvar, en sortit cinq gemmes, aux couleurs des cinq arcanes : or pâle pour la lumière, obsidienne pour l'ombre, saphir pour le ciel, rubis pour la terre et émeraude pour l'eau. Elle les plaça une à une en étoile à quatre branches entre les clavicules d'Eliane, avec le ciel au centre, puis souffla les bougies. L'obscurité s'abattit dans la pièce aux rideaux tirés, enveloppa les trois personnes d'une chape de plomb.
— Dieter... reprit l'ancienne souveraine d'Helvethras avec une once de moquerie dans la voix. Vous qui ne croyez qu'à un seul Dieu, laissez-moi vous présenter les prêtres du Temple, maîtres de nos arcanes.
Elle prit une brève inspiration hachée.
— Ekannå teven ikele Praett. Dan oger desia dartak.
Quelques secondes s'écoulèrent dans un silence mortuaire. Dieter retint son souffle, anxieux, en sentant le froid s'instiller dans sa poitrine quand, soudain, une brume claire, lumineuse, aux allures humanoïdes, se matérialisa dans la pièce en fines volutes. La silhouette vaporeuse prit forme peu à peu, pour finalement dessiner une femme à l'allure éthérée, flottant à quelques pouces du sol, aux yeux d'argent liquide et aux cheveux aussi blancs que ceux d'Eliane, si lumineuse que les trois personnes présentes battirent des paupières pour s'adapter à son éclat.
— Enfant de l'ombre, salua la prêtresse d'une voix claire et chantante. Tu n'as pas dévié de la voie que tu t'es tracée.
Ébahie, la concernée cilla, voulut protester. Depuis près de trois saisons, elle sentait le venin de la haine instillé dans ses veines, l'aiguille de rancœur qui lui transperçait la poitrine.
— Je ne...
— Tu ne seras pas célébrée comme tu aurais peut-être aimé l'être. Mais tu as su préserver ton identité profonde malgré l'adversité, tout au long du périlleux chemin que tu as parcouru. Chemin qui ne s'arrête pas aujourd'hui. Je dois cependant t'avertir, reprit la prêtresse, les années à venir seront longues et difficiles. Concilier un esprit adulte avec un corps d'enfant est une épreuve que peu surmontent.
Eliane leva la tête vers Astryd, qui lui retourna un pâle sourire en entendant ces mots. Si même les prêtres du Temple, vecteurs des arcanes, acceptaient la réincarnation, le sortilège était certainement autorisé. Après tout, les lois des arcanes n'étaient peut-être pas les mêmes que celles des hommes ? Elle serra doucement la main d'Eliane, qui poussa un faible soupir rassuré et souffla :
— J'aurai le soutien dont j'ai besoin, je pense.
— Ainsi soit-il, acquiesça la prêtresse.
Elle posa une main éthérée sur le front d'Eliane, l'autre sur celle de sa fille. La lumière qu'elle émettait s'intensifia encore, se mêla à celle, vive et chatoyante, des cinq cristaux, tant bien que Dieter et Astryd durent détourner le regard. Eliane expira un long souffle haché, ses yeux se révulsèrent, son corps se raidit.
Quand la prêtresse disparut, la nouvelle-née poussa une plainte sonore, un cri vibrant, à mi-chemin entre la joie et la colère. Astryd battit des paupières pour chasser les larmes qui perlaient, prit l'enfant dans ses bras, et celle-ci s'apaisa immédiatement. Elle émit un gazouillis chantant, esquissa ce qui ressemblait étrangement à un sourire. Soudain, ses yeux auparavant gris ternes avaient pris la couleur des glaciers, un bleu polaire, azurin.
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Dynasties / Eliane
FantastikEmpires naissants et royaumes à l'aube de leur gloire, contrées en déclin et cités dépéries. Sur le continent d'Uvrastryn, les souverains se succèdent, le pouvoir change de mains au gré des alliances et des complots. Trois femmes, en des temps diffé...