Déliquescence

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J'avais longtemps vécu loin de la multitude

Et ses agitations peu dignes d'intérêt,

En moi ne résonnaient que la science et l'étude,

Et les parfums du soir issus de la forêt.


S'il m'arrivait parfois de quitter ma mansarde

Quand l'air était propice aux longues réflexions,

Sitôt venus les mois où le soleil s'attarde

Je laissais aux voisins le goût de ses rayons.


Préférant au ciel bleu mon plafond de bruyère,

Je restais insensible aux charmes du printemps :

Les feux les plus brillants n'arrosent pas la terre,

Ils sont dans les cahiers des âmes de vingt ans.


Mais loin de l'écolier dont le journal intime

N'est souvent qu'un prétexte à pleurer sur son sort,

J'écrivais sur les arts, questionnais le sublime,

Ou cherchais à percer les secrets de la mort.


Seul un style trop vieux trahissait mon jeune âge

Tant je trempais ma plume à l'encre des Anciens,

Et quant aux traits d'esprit jetés sur chaque page,

Ils manquaient de finesse ou n'étaient pas les miens.


Nul soupçon d'amitiés ou de quelque amourette

Ne troublait les ardeurs dont j'étais habité :

On ne trouvait de place en mon cœur de poète

Que pour un idéal d'austère Vérité.


J'en décelais déjà peu à peu la nature

Et prenais en pitié ceux plus humbles que moi,

Les uns qui s'abîmaient dans leur froide luxure,

Les autres qui tombaient au piège de la foi,


Mais sachant à quel point l'homme estime sa vie

Devoir être léguée à tous ses successeurs,

Je ne m'étonnais pas qu'il y trouve à l'envie

Un sens à ses désirs ou même à ses malheurs.


J'étais fait toutefois d'une étoffe trop tendre

Pour me montrer vraiment capable d'aversion

Et jamais refuser le droit de se méprendre

À des êtres rongés par la superstition,


Car lorsque répondaient, à l'angle d'une rue,

Aux jurons d'un vieillard les rires d'un enfant,

Un sourire passait sur ma mine abattue

Et le Peuple était beau comme l'Homme était grand.


Sûrement me trouvais-je en un état semblable

Le jour où le hasard, par sa suprême loi,

Décida pour mes yeux qu'il serait préférable

De pousser un peu plus mes pensers jusqu'à toi ;


Ainsi, je me montrai plus sensible peut-être

Aux doux charmes qu'un corps sait parfois arborer,

Sans qu'il ne soit éclos sur la toile d'un maître

Ou sculpté dans l'ivoire au fond d'un atelier.


Je sentis sourdre en moi l'insondable détresse

D'une chair aux appels trop souvent retenus,

Dont les derniers sursauts d'espoir et de jeunesse

M'emplirent des échos de plaisirs méconnus.


Quel que fût jusque là le but de mes errances

Au sein majestueux de ce triste univers,

Ta voix m'était pareille à des réminiscences

De la lyre d'Orphée au milieu des Enfers :


Je me laissais porter sur ses notes profondes

Vers de vastes pays aux couleurs d'horizon,

Pour la première fois j'explorais d'autres mondes

Que les seuls asservis au joug de la Raison.


Tu m'appris à chercher dans les fanges obscures

Qui font lieu d'oasis à notre humanité,

Les reflets disparus des beautés les plus pures

Dont les cieux nous envient l'insolente clarté ;


Te fallait-il pourtant si vite les rejoindre

Et t'offrir en tribut à leurs pâles lueurs ?

L'azur peut dépérir et les astres s'éteindre

S'ils doivent pour briller m'arracher tes splendeurs !


Depuis je dois souffrir chaque jour ton absence

Tandis qu'au loin la Mort gagne d'autres combats,

J'espère conjurer la terrible évidence

En invoquant ton nom mais tu ne reviens pas,


Et si je trouble au creux de la nuit qu'il surplombe

Le calme écoulement de ton rêve infini,

Pardon ; je ne voulais, ô Muse d'Outre-Tombe !

Que ralentir un peu le fleuve de l'Oubli.


17/08/14

Avant la Pologne : Iter, itinerisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant