Chapitre 6

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 « Je suis douée d'une sensibilité absurde ;

ce qui érafle les autres me déchire. »

-Gustave Flaubert


Une force vivace tenait Héliodore éveillé depuis ce qui lui semblait être une éternité.

Une éternité, ou peut-être bien plusieurs.

À ses côtés, Apolline dormait paisiblement et il captait l'écho de sa respiration régulière. Il pouvait presque percevoir les battements de son cœur rythmer le silence.

Les ombres avaient gagné la chambre conjugale et tout était alors devenu gris. Un gris sombre, morne, fade dont Héliodore s'était gavé jusqu'à ce que la nausée le saisisse. Un gris que le sommeil fuyait. Le jeune homme ne parvenait pas à le trouver, ou peut-être était-ce simplement le sommeil lui-même qui ne le trouvait pas.

L'aristocrate se tenait ainsi, le corps droit et raide, la nuque reposant sur un coussin en soie. Il pouvait sentir l'odeur de l'hypocrisie, des faux-semblants et des non-dits lui titiller les narines. Cela aussi contribuait à renforcer son mal-être qui, après avoir ravagé son âme, s'attaquait à son corps. S'il écoutait la complainte de ses entrailles, Héliodore aurait déjà couru jusqu'à la bassine en porcelaine qui l'attendait, sagement posée par la servante au bout de la pièce.

Héliodore se tourna pour faire face au visage de son épouse. Une distance raisonnable les séparait, une distance qui en disait long sur la relation qu'ils entretenaient. Aucune conversation ne les avait jamais opposés et le problème se situait sans doute en ce point précis. Les mots ne venaient pas, comme prisonniers de l'étau des mœurs et des convenances. Ils s'étaient épousés pour des raisons qu'ils ne se cachaient. Un des mariages de raison dont la noblesse française ne s'émouvait plus tant ils étaient une normalité affligeante.

Apolline de Thancy, Apolline de Lafrière de son nom de naissance, était une riche héritière d'origine française, bien que des lointains parents allemands viennent métisser un sang que tous jugeaient pur. Elle était la fille d'une femme puissante, issue d'une grande famille bourgeoise, et d'un militaire aux exploits retentissants. Un excellent parti qu'Héliodore n'avait su refuser lorsque sa mère lui avait présenté cette exquise jeune femme. Sa dot suffisait amplement à gommer les potentiels défauts de cette illustre prétendante. Héliodore s'était retrouvé devant l'autel, béni par le prêtre et par leurs deux familles, avant d'avoir songé à fuir. Les alliances échangées au terme de la cérémonie avaient représenté aux yeux du jeune homme, désormais époux, une sorte de condamnation. Il avait assisté à cela comme il avait été le témoin de sa propre vie, à la manière d'un œil extérieur, d'un lointain spectateur.

Héliodore observa les traits de sa femme. Elle était encore jeune et si elle était loin d'être d'une beauté exquise, le temps n'avait pas encore gâté ce qu'il lui restait de charme. Son nez aquilin dominait son visage et les ombres nocturnes gommaient ses sourcils discrets. La légère asymétrie de ses traits apparaissait, tout comme ses paupières lourdes, un peu gonflées. Héliodore n'avait jamais espéré l'aimer et il n'avait même pas eu le bon goût de s'en désoler. C'était injuste, autant pour elle que pour lui.

Héliodore se redressa très lentement. Il avisa cette épouse qui lui était, en tout point, étrangère. Il n'avait jamais essayé de se convaincre d'un éventuel bonheur, mais il avait tenté de se persuader que la situation lui convenait. Un cruel mensonge qui avait fini par éteindre son regard, par voiler sa vision, par conditionner son jugement. Il réalisa brusquement, comme une gifle cinglant son visage, à quel point il s'était mépris.

La vie nous manqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant