Chapitre 20

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« Les peuples heureux n'ont pas d'Histoire. »

-Roger-Gérard Schwartzenberg


Les nuages bas dans le ciel parisien semblaient étouffer la capitale.

Loin des nuages cotonneux, quasi artistiques, qui aimaient à se former les jours d'été, cette journée prévoyait un orage violent. Une tempête qui s'apprêtait à sourdre depuis des mois et qui patienterait bien quelques heures de plus. Quelques jours, peut-être même. Les nuages menaçaient et leur étreinte broyait les âmes entassées les unes sur les autres. Les artistes, les peintres, capturaient cet instant sur leur toile. Il savait ce phénomène unique, car l'électricité qui s'apprêtait à se décharger n'était pas seulement le fait d'un événement météorologique. Cette tension, cette tourmente, était commune au peuple de Paris, aux penseurs les plus sensibles, les plus torturés.

Le crépuscule se déployait et les rayons du soleil perçaient la couche épaisse des nuages pour y projeter ses flaques vermeilles. C'en était presque cru, violent. Le soleil se mourrait dans un éclat de sang. L'Homme et ses prétentions le tuaient chaque jour, sans le savoir, dans l'intimité étudiée de ses couleurs vespérales.

Alcidie traversait les rues sans ralentir. Elle écoutait les sons, humait la puanteur. Les chevaux martelaient les pavés, mais ici, dans des lieux moins fréquentables, la poussière sèche remplaçait les dalles. La frontière entre le Beau et le Laid était à la fois infime et inacceptable. Il était si aisé de ne pas la franchir et de demeurer là où le disgracieux se camouflait d'un blanc immaculé. Les hommes n'y étaient pas meilleurs, mais l'opulence représentait une vitrine nécessaire, un vernis clinquant à jeter aux visages de ces égoïstes. Alcidie les méprisait autant que Sorel.

La jeune femme aurait pu haïr Héliodore pour sa simple naissance. Elle vouait un dédain particulier pour ces hommes qui leur crachaient au visage, mais qui venaient quémander leur intimité comme des filles de rien. Comme si elles valaient bien moins et que leur misère les dépouillait de toute vertu. Néanmoins, elle n'était pas parvenue à vouer à Héliodore la même répulsion. Quelque chose l'avait attirée chez lui, rien de physique, une sorte d'attirance intellectuelle. Un pli sur le visage, une expression fichée sur ses traits, qui lui murmurait l'évidence : il était des leurs.

La rouquine avait eu raison. Elle voyait Sorel grandir à ses côtés et leur relation s'épanouir soir après soir. La jeune femme aimait ce qu'ils représentaient, un ensemble inspirant, un amour violent qui se moquait bien des mœurs. Jamais elle n'apposerait le moindre jugement sur ce qu'ils partageaient et ils étaient suffisamment discrets pour que nul autre ne les perce à jour. Alcidie se plaisait à voir Sorel heureux, à le voir vivre pour un autre que pour son frère. Cet amour naissant, ce qu'ils n'osaient pas encore nommer de la sorte, la fascinait. Dans un monde qui perdait son sens, sa saveur et dont le seul refuge représentait les émotions, ce qu'ils bâtissaient était le témoignage de ce qui pouvait se faire de plus authentique.

Le soir tombait et Alcidie ne rejoindrait pas le théâtre. Constance le savait et avait caché habilement sa déception. Pour une comédienne, elle faisait d'ordinaire une piètre menteuse, mais pour peu, la rouquine aurait presque cru sa désinvolte. Un désintérêt feint si peu cohérent avec le personnage qu'elle ne quittait jamais. Sa fébrilité à fleur de peau qui la rendait si vulnérable. L'abandonner un soir, c'était la condamner.

Les mains enfoncées dans les poches de son manteau trop long, souvenir d'un père disparu depuis de nombreuses années déjà, et ce, malgré la chaleur toujours étouffante qui paralysait la ville, Alcidie ne ralentissait pas l'allure. Munie de sa trousse de médecin, un objectif très précis en tête, elle se contentait d'étudier brièvement ce que ses sens lui rapportaient. La puanteur s'intensifiait à mesure qu'elle approchait des quartiers les plus malfamées de la capitale. Aucun homme de noble naissance ne s'y aventurait et encore moins une femme, seule l'armée y faisait des rondes pour y surveiller les activités. Il n'était pas rare d'apercevoir un enfant braillant alors que l'un de ces pions du gouvernement royal le prenait en train de déposséder un passant de sa bourse la main dans le sac. Cette animation, ces cris, ce jargon parfois grossier qui s'échappait des bouches édentées et qui pleuvaient selon les jours, appartenaient à ces rues. L'animation que témoignait les beaux quartiers de la capitale avait quelque chose de plus ordonné, de moins grossier. Du moins, Alcidie le supposait, car elle se moquait éperdument de ces détails et elle trouvait plutôt au superbe Paris des allures hypocrites et artificieux.

La vie nous manqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant