Chapitre 30

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/!\ Le chapitre qui suit comprend une scène à caractère sexuel. Si vous n'êtes pas à l'aise avec ce genre de contenu, ne vous risquez pas. Vous pouvez poursuivre avec la suite sans que cela gêne la compréhension. /!\

« Oh! l'amour serait un bien suprême

- Si l'on pouvait mourir de trop aimer! »

-Victor Hugo, Hernani


La nuit était tombée et Sorel s'émerveillait de la voir si lisse, si parfaite. Comme un fruit intact, brillant, sucré, dans la paume de sa main. Quelque chose de gourmand qui lui mettrait l'eau la bouche et gâterait son sommeil.

Le sommeil, Sorel ne le trouvait pas. Ce silence était aussi prodigieux qu'il était dérangeant. Le comédien était trop coutumier des sons de Paris, des pulsations de son cœur à toute heure de la journée et plus encore la nuit, lorsque la plupart des vies humaines se taisaient. À Paris, le silence était trompeur. Il n'existait pas réellement, il y avait toujours un son étouffé, une plainte, un bavardage échappé, qui crevait la surface. Il y avait toujours un homme ou une femme pour briser la glace d'un rire cristallin ou d'un aboiement rustre. Le silence de la campagne ravivait les murmures de la nature endormie et c'en était grisant.

Iwan dormait paisiblement et son souffle était à peine encombré. Il allait bien, constata Sorel en se redressant sur sa couche, et il commençait à penser que l'idée n'était pas si tordue, pas si égoïste. Ce voyage, cet exil, serait peut-être bénéfique et l'air pur de la campagne pourrait bien apaiser les maux de son frère. Le nez enfoui dans les draps, celui-ci semblait plus jeune de plusieurs années. Minuscule. Un petit être qui n'appartenait plus qu'à moitié à ce monde et que Sorel chérissait plus que sa propre vie.

Sorel repoussa la couverture qui emprisonnait ses jambes nues et finit par abdiquer. Il ne trouverait pas le sommeil. Les rayons blafards de la lune éclairaient faiblement la chambre et baignaient le visage de Sorel de ses pâles arabesques. D'un pas feutré, il se déplaça jusqu'à atteindre la fenêtre et il écarta un peu plus le lourd rideau aux détails brodés. Dehors, tout était immobile, il entendait à peine le chant du grillon, un son qu'il ne connaissait que de nom et qui immobilisait ce décor comme une illustration en noir et blanc. Il resta là, à admirer tout ce gris, ces nuances qui ravivaient une atmosphère féérique dans le silence de l'extérieur, durant de longues minutes. Lorsqu'il s'en échappa, son cœur débordait d'une émotion sourde qu'il ne comprenait pas. Ses doigts figés sur le verre de la fenêtre étaient glacés et sa poitrine brûlait d'une chaleur enivrante. Il ne rejoignit pas ses draps et, après un dernier regard pour son frère endormi, une once de culpabilité et une compréhension très vague de cette envie qui le conduisait à l'inconscience, il quitta la petite chambre.

Il erra longuement dans les couloirs, ses pas tantôt étouffés par un tapi épais aux entrées des différentes composantes de la demeure, tantôt trop bruyants sur le parquet ciré avec frénésie par les quelques employés de Rose de Thancy. Ils habitaient ces lieux de manière presque clandestines, ils étaient devenus un refuge confortable, et Sorel avait le sentiment d'être un fantôme oublié entre les murs. Une présence enjôleuse imprégnée dans un souvenir.

Il trouva finalement ce qu'il était venu chercher, peut-être même sans en avoir vraiment conscience. La porte de la chambre d'Héliodore n'était pas si lointaine, mais Sorel avait emprunté plusieurs chemins, il s'était perdu à dessein. Il posa la main sur la poignée, suspendit son geste pour se demander si cette attitude était bien prudente, mais après tout, qu'avait-il à y perdre ? Sorel était un savant mélange de gestes irréfléchis et de gravité. Deux visages qui s'entrelaçaient, car la vie ne lui avait pas offert d'autres choix que d'être cet homme qui gardait toujours une part de son frère en lui. Il hésita un instant de plus avant d'opter pour sa face la plus imprévisible, la plus imprudente et la plus délectable. Il se fraya un passage dans l'embrasure de la porte et découvrit, à l'intérieur, la même pénombre à laquelle son œil s'était habitué. Il distinguait quelques meubles dans un style raffiné, les mêmes rideaux lourds aux couleurs qu'il devinait vives, et un grand lit qui s'étalait contre le mur. Héliodore y avait dormi enfant, il y avait sans doute cauchemardé, il y avait vécu des moments d'insouciance et de doute, et reposait toujours entre les mêmes draps, comme si rien n'avait changé. Sorel eut l'impression de lui voler cette vision, de s'emparer d'une part de lui qui ne lui appartenait pas, mais ne chercha pas à revenir sur ses pas. Il y eut comme un changement dans l'atmosphère et Héliodore s'agita. Il se tira immédiatement des bras de Morphée et avant même de voir la silhouette faite d'ombres entremêlées, il avait compris qu'il n'était plus seul.

La vie nous manqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant