Chapitre 11

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« Partons d'un vol égal vers un monde meilleur ! »

- Victor Hugo, Hernani.


Alcidie pressa le pas après avoir consulté la montre accrochée à son poignet. Un des derniers cadeaux de son père avant qu'il ne disparaisse, un don précieux dont la jeune femme refusait de se défaire. Ainsi, elle portait sur elle la trace indélébile de son défunt géniteur et son souvenir omniprésent partout où elle se rendait.

Le jour se couchait et, un journal sous le bras, elle se hâtait. Elle avait promis de venir avant la représentation et celle-ci débuterait dans un peu moins d'une heure. Sa journée ne lui avait laissé aucun répit, aucun instant pour elle et d'un geste empressé, elle libéra sa tignasse rousse de son couvre-chef. Elle ne s'y risquait jamais en plein jour et lorsqu'elle visitait ses patients. Sa féminité, les rondeurs gourmandes de son corps, étaient déjà suffisantes à la trahir pour qu'elle ne s'empresse pas de masquer ce qui pouvait l'être. C'était devenu presque un rituel et Alcidie attirait le moindre regard en particulier lorsque ses mèches flamboyantes se dressaient comme un soleil autour de son visage sensuel.

Elle passa une main rapide entre la pagaille de ses cheveux et se résigna. Elle ne parviendrait pas à en obtenir un mouvement souhaité, quelque chose de moins chaotique. Comme animées d'une vie propre, ses mèches bouclées refusaient de se plier à sa volonté et jamais Alcidie était parvenue à obtenir d'eux un mouvement docile. Ils représentaient sa fougue, son indépendance et le refus de toute autorité. Dès l'instant où la jeune parisienne l'avait compris, elle avait cessé de les haïr pour les tenir en respect et apprécier la manière dont ils refusaient tout ce qui saurait les contraindre. Un peu à sa manière.

Un journal daté de ce jour glissé sous l'aisselle, elle ne s'attardait en rien sur l'agitation de la capitale. Il lui semblait qu'une tension grandissante avait naquit dans la capitale depuis quelques semaines. Elle savait surtout que cela n'avait rien d'une impression et, à travers les lueurs rougeoyantes qui éclataient au-dessus de Paris, dans son horizon chatoyant, elle pensait savoir ce qui les guettait. Une simple intuition féminine.

Alcidie parvint enfin à destination. Les portes du théâtre étaient closes et les premiers spectateurs, avides de divertissement et d'évasion, n'arriveraient que dans une demi-heure. La rouquine n'avait pas manqué le rendez-vous et n'attendit pas de quémander auprès du propriétaire des lieux l'ouverture exceptionnelle des portes puisqu'elle y avait ses entrées. Un privilège car elle était une cliente fidèle qui venait presque tous les soirs. Elle jouissait d'un tarif réduit arraché à Sullivan à contrecœur.

— Belle journée ?

Alcidie s'était arrêtée dans l'entrée pour éponger la fine pellicule de sueur qui humidifiait son front lorsque la voix masculine l'avait surprise. Derrière le guichet, affairé à compter encore et encore les bénéfices de la semaine passée, Sullivan l'observait à travers ses lunettes rondes et épaisses. Ce détail aurait pu le rendre attendrissant si sa bouche fine n'était pas le plus souvent fermée sur une moue hautaine et un brin condescendante. La rouquine lui adressa une réponse brève, mais polie :

— Excellente, et la vôtre ?

— Comme une autre en dépit de cette étouffante chaleur. C'est intenable dehors et encore plus sous les toits !

— Je n'en doute pas, mais il paraît que les températures seront plus clémentes cette semaine.

— Je l'espère ! Les clients sont plus rares, les plus âgés restent prudemment enfermés chez eux et les comédiens en deviennent feignants ! Sans parler de toute cette agitation dehors, on se croirait à la veille d'une révolte. Pensez-vous ! Vivement que tout ceci rentre dans l'ordre.

La vie nous manqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant