Chapitre 32

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« Je sais de quelles petitesses meurent les plus grands amours »

- Jean Anouilh


Alcidie s'empressa de rassembler ses affaires. La chaleur collait des mèches moites à son front et à sa nuque en plus de rendre la tempêtueuse rouquine particulièrement irritable. Elle eut un regard pour le ciel à travers la vitre éclatée du taudis dans lequel ses activités l'avaient menée. Si elle avait appris à apprécier cet endroit pour la compagnie humaine et profondément sincère qu'elle y trouvait, elle espérait qu'un jour viendrait où les femmes n'auraient plus besoin de vendre leur vertu pour quelques pièces.

Alcidie venait d'achever sa journée et sa dernière patiente, Églantine, se tirait enfin d'un de ses épisodes de fièvre. Elle s'en était sortie et se rétablissait bien. Il ne restait qu'une toux sèche comme souvenir des dernières semaines passées alitée. La pièce était vide et l'odeur y était peu agréable, aussi Alcidie se pressa-t-elle encore d'enfouir ses affaires dans la trousse que lui avait légué son père. Une voix féminine interrompit son geste :

— Où cours-tu comme ça ?

Les épaules d'Alcidie se tendirent, bien que la jeune femme s'efforçât de ne rien laisser paraître. Elle ne souffrit aucun mouvement de recul, aucun geste qui ne laissait suggérer sa surprise. Elle ne se retourne même pas et claqua fermement la fermeture de son bagage.

— Nulle part.

— Pour quelqu'un qui ne va nulle part, tu sembles bien pressée de nous quitter.

— J'ai à faire.

— Ah oui ? On m'a pourtant dit que le théâtre était fermé jusqu'à nouvel ordre.

Alcidie présentait toujours son dos à l'intruse lorsqu'elle s'humecta lentement les lèvres. Elle avait toujours eu cette facilité pour la piéger, pour la pousser dans ses retranchements, et encore aujourd'hui, des mois après que leur relation s'était éteinte aussi vivement qu'elles s'étaient enflammées, rien n'avait vraiment changé.

Alcidie finit par se retourner plus vivement qu'elle ne l'aurait voulu, l'air de celle qui n'était pas d'humeur à badiner :

— Que veux-tu, Denise ?

La prostituée eut un sourire. Enfin, la flamboyante Alcidie lui faisait l'honneur d'un regard, d'une attention, cela avait été laborieux, mais elle l'avait obtenu. Il ne lui restait plus qu'à s'interroger sur la limite que le médecin s'imposait encore et jusqu'où Denise pourrait la pousser. Un sourire félin se déploya sur ses lèvres recouvertes d'un rouge à lèvres provocateur. Elle était maquillée, mais pas à outrance, cela restait volontairement visible, mais pas outrancier. Juste assez pour sublimer ses atouts, sa bouche superbe et pulpeuse, ses yeux sombres et brûlants, son visage hâlé par une enfance passée sous les durs rayons du soleil, et sans oublier un corps voluptueux qu'Alcidie avait jadis connu. Denise était légèrement vêtue, épaules découvertes, bras nus, le dessin de la poitrine se dévoilait à la naissance de sa robe et même sous le tissu. Alcidie déglutit, avant de reprendre, plus furibonde encore :

— Cesse ce petit jeu, je n'ai pas de temps à t'accorder. Tes clients ne vont pas tarder à arriver et moi, j'ai mieux à faire que...

— Que ?

— Que mettre à nu les vieux souvenirs, compléta Alcidie, dans un souffle.

Le sourire de Denise s'agrandit. Elle triomphait et la rouquine venait de se trahir. Les vieux souvenirs n'avaient jamais été enterrés malgré les efforts, malgré la volonté.

La vie nous manqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant