Chapitre 3

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            « Et nous avons des nuits plus belles que vos jours. »

-Racine


L'expression d'Héliodore, d'une gravité étudiée et d'une neutralité feinte, vacilla. Une ombre se projeta sur ses traits aristocratiques et gagna son cœur. Il avait ouvert les yeux trop vite, trop brusquement, et les illusions peuplaient encore sa vue. Pourtant, une silhouette s'y projetait, une silhouette spectrale, à mi-chemin entre réel et irréel.

La figure inoubliable du comédien se superposait au regard incertain d'Héliodore.

— Je...

Une hésitation de trop. Une hésitation qui ne manqua pas de trahir le trouble qui s'était épris de l'homme. Ils se trouvaient devant le théâtre et les passants se raréfiaient. La nuit fraîche sur la peau peu couverte d'Héliodore, le visage de cet inconnu, le sentiment d'ivresse qui le berçait, tout contribuait à le plonger dans cet état inédit. Loin de lui prêter main forte ou de le tirer de cette impasse, le comédien l'observa avec une sorte d'amusement. Un amusement plus vil qu'une simple plaisanterie. Héliodore avait la désagréable sensation de n'être que l'objet d'une vaste mascarade, d'une duperie consciencieuse et en tout point innocente. Comme si les planches du théâtre se poursuivaient jusqu'ici, dans les boyaux éternellement animés de la capitale. Comme s'il avait été décidé qu'ils devaient, tous deux, jouer un rôle et s'en contenter.

— Je tiens suffisamment à ma vie pour ne pas y renoncer.

Un sourire. Un brin d'arrogance, pas tout à fait du mépris, une sorte de provocation sous-jacente qui déploya en Héliodore un certain agacement.

— Tout dépend ce que vous entendez par vivre.

L'inconnu portait toujours le costume de Don Carlos. Ainsi, il semblait revêtir la même assurance, le même charisme, le même pouvoir illimité qui n'appartenait qu'aux rois.

Le silence se suspendit et si Héliodore cherchait un moyen pour se soustraire à cette conversation aussi imprévue que peu engageante, le comédien paraissait jouir de la situation. Il dominait leur échange, menait la danse, et la gêne manifeste qu'il éveillait, cette incompréhension qui ne servait qu'à creuser leurs différences, apparaissait comme une petite victoire.

— Que venez-vous chercher ici que le monde parfait duquel vous êtes issu ne peut vous offrir ?

Le cœur d'Héliodore manqua un battement et, pour la seconde fois, une expression se cristallisa sur ses traits. Un mélange de stupéfaction et de pure négation. Il y avait aussi, dans la fêlure bien visible de ses yeux bleus, une émotion plus profonde, moins évidente. Héliodore sentait ce regard de passionné, d'artiste, d'incompris, courir sur ses traits et s'en délecter. Un regard qui le mit à nu et qui lui inspirait une intense sensation de rejet. Ce qui le blessait le plus, et qui l'amenait à réaliser vers qui cette douleur était en vérité tournée, était sans nul doute la manière dont les paroles de l'inconnu sonnaient justes. Il n'aurait pas pu frapper plus juste, faire plus mal.

— Je me suis égaré, rétorqua Héliodore, d'un ton sec, un brin inspiré de la condescendance qu'il aurait dû témoigner à l'égard d'un homme de loin inférieur à sa position sociale.

— Oh, vraiment ? Il me semble pourtant vous avoir aperçu hier... La malchance doit vous poursuivre, pour vous égarer à deux reprises en un même lieu.

De rage, Héliodore contracta la mâchoire. Lui qui demeurait impassible devant n'importe quelle situation se découvrait prompt à réagir sur un coup de tête. Le spectacle et les sensations qu'il avait éveillées demeuraient et l'aristocrate se faisait un devoir de placer ses éclats sur cette expérience.

La vie nous manqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant