« La vraie mélancolie
c'est quand la vie vous manque alors que vous l'avez encore. »
-Jacques Dor
Sorel entraîna Héliodore à sa suite, une main enroulée autour de son poignet. Décontenancé, le noble n'émit aucune résistance. Abasourdi, un capharnaüm d'émotions le traversait. Un subtil mélange de soulagement et de stupéfaction. Les doigts qui se resserraient sur sa chair semblaient s'apparenter à un point d'encrage, un dernier lien avec la réalité. Héliodore en reprit brutalement conscience, envahi par les rues bruyantes des quartiers populaires de la capitale. Son cœur s'emballa et un semblant de panique se diffusa dans ses veines. Avant que le jeune homme n'en comprenne la raison, un calme nuancé s'annonça. Sorel venait de l'entraîner dans l'entrée de la bâtisse où il résidait et avait refermé la porte derrière lui. Un rempart qui s'érigeait entre eux et le monde.
Sorel l'observait sans jamais abandonner sa prise, un air infiniment sérieux, bien qu'un brin penaud, planté sur son faciès angélique. Héliodore lui trouvait plus que jamais des allures de démon tentateur. De Diable venu le hanter, le tourmenter. La caresse involontaire des doigts sur la peau tendre de son poignet ne faisait que souligner cette pensée. Héliodore avait d'ores et déjà perdu toute mesure et n'en avait même pas conscience.
— Désolé de vous avoir fait attendre, réitéra Sorel, après un long moment.
Il crut qu'Héliodore ne lui ferait jamais l'honneur d'une réponse. Un courant d'émotions contraires ravageait ses traits et ce constat s'avérait aussi alarmant que plaisant. Il n'était plus la statue de sel insensible qui apparaissait en public. Sorel ne savait rien de lui, mais devinait aisément que ce noble n'était pas coutumier aux grandes émanations de sentiments. L'aristocratie française se dévoilait sous son jour le plus protocolaire et ce, malgré les idées libérales insufflées par la Révolution française et le règne de Napoléon. Héliodore s'en faisait le reflet le plus strict, le plus rigoureux, le plus insupportablement fade. Sorel ignorait même pourquoi il accordait autant d'intérêt à cet homme alors qu'il mettait lui-même un point d'honneur à mépriser cette noblesse imbue de ses positions dans un monde qui ne voulait plus des privilèges. C'était délicieusement paradoxal et, de ce fait, digne de l'intérêt du jeune comédien.
— Pourquoi m'avoir fait désespérer ?
— J'ignorais posséder ce pouvoir sur vous.
Héliodore déglutit difficilement et dans le reflet argenté de ses lunettes qui glissaient sur nez, Sorel lut une fêlure. Une fissure qui se dévoilait sur la couverture clinquante d'un homme en demi-teinte. Il aima cette imperfection plus que toutes les autres. Héliodore se détournait déjà, rongé par cette sentimentalité qu'il percevait comme un défaut de l'âme, une ignominie. La prise de Sorel le raffermit. Il ne devait surtout pas le laisser lui échapper, pas maintenant qu'il lui avait prouvé une infime part de sa valeur.
— Je voulais être sûr que votre intérêt était sincère et qu'il ne s'agissait pas d'une attention malsaine et versatile.
Héliodore eut comme un rire. Un rire glacial et glaçant. Un rire qui n'affecta que sa bouche étroite et qui ne déteignit pas sur son visage neutre. Cette émotion factice fut terrifiante. L'aristocrate lâcha du bout des lèvres et avec dépit :
— Vous possédez sur moi bien plus de pouvoir que je ne saurais l'admettre et vous trouvez le loisir de me tourmenter pour satisfaire votre orgueil ? Je ne suis mené par aucune attention malsaine, mais je ne suis pas persuadé que vos intentions à mon égard sont aussi sincères.
![](https://img.wattpad.com/cover/250708577-288-k508110.jpg)
VOUS LISEZ
La vie nous manque
Narrativa StoricaParis, 1830. C'est l'heure des romantiques, le siècle de la fièvre, de la mélancolie, des émotions crues et des espoirs éternellement déçus. Paris est saisie par l'exaltation passionnée d'une génération insatisfaite et ivre de libertés. Héliodore e...