Chapitre 24

109 21 14
                                    

« Tout ce qui était n'est plus ;

tout ce qui serait n'est pas encore. »

-Alfred de Musset


La nuit était déjà bien entamée et elle se dévoilait, calme, presque trop paisible. Un peu trop immobile au goût de Sorel. Il se sentait sur le fil, suspendu dans une attente suffocante. Les températures ne leur faisaient pas la grâce de baisser, même de quelques degrés et étouffaient Paris sous son air irrespirable. Sorel contemplait par la fenêtre abîmée le reflet de la capitale. Il en était tombé amoureux des années auparavant, lorsque sa mère les avait amenés, Iwan et lui, désespérée et souffrante.

Alors qu'il avait coutume de ne pas ressasser ces vieux souvenirs. Il avait pour habitude de laisser les morts là où il se trouvait sans y voir la moindre trace d'injustice. Il ne les oubliait pas, il n'y avait rien de pire que cela, il vivait avec eux à présent que son deuil avait été fait. Sa mère et son père. Son géniteur était peut-être en vie quelque part, loin, trop loin d'eux. Il leur avait toujours été raconté que cet homme avait pris peur en apprenant la grossesse de cette femme du peuple dont il s'était entiché. Sorel lui en avait tant voulu qu'il se rappelait les crises de colère et de larmes, la rancune qu'il nourrissait envers ce parfait inconnu.

Mon père ? Cet homme qui a eu le culot d'engrosser notre mère pour ensuite aller pleurer dans les jupes de la sienne ? Ce n'est pas un père, c'est un salaud ! Il a sûrement épousé la femme parfaite et riche de surcroît, il lui a fait des enfants et il se regarde dans la glace en se persuadant d'être un homme bien. Cet homme, je ne lui dois rien, pas même la vie !

— C'est ton père, tempéra cette mère affaiblie par une vie trop intransigeante. Je ne peux pas te forcer à l'aimer, mais il est ton père.

— Non ! Non, il ne l'est pas ! Je refuse qu'il soit. Tu es ma mère car tu as mérité ce titre, tu l'as mérité plus que quiconque, mais lui... lui n'est qu'un fils à papa avide et opportuniste ! Il me fait vomir !

Sorel cligna des yeux.

Comme il avait été dur de vivre sans exemple, de vivre en se construisant seul, sans modèle pour se forger et pour modeler une pâle copie. Il avait dû le faire seul, le menton haut et une responsabilité trop lourde sur les épaules. Sa mère était morte alors qu'il était encore jeune adolescent. Usée par une vie de labeur et par des emplois qu'elle cumulait en ne s'octroyant que quelques heures de sommeil par jour, elle avait fini par succomber. Sorel n'avait pas eu la force de lui en vouloir, mais il n'avait pas pu la pleurer trop longtemps. Il y avait Iwan, Iwan qui nécessitait des soins et une attention constante. Ils avaient tout perdu, les deux orphelins que Paris menaçait de dévorer, ils avaient tout perdu et Sorel refusait de laisser à l'appétit de la capitale le corps frêle de son jumeau. Il ne méritait pas de mourir, pas avant d'avoir vécu.

Iwan ne vivrait pas et il avait fallu encore de longues années à Sorel pour le comprendre là où l'intéressé paraissait déjà résigné à un sort funeste. C'était injuste, cet appétit vorace, cette vie qui ne souriait qu'à quelques chanceux et qui se sustentait du malheur des autres pour tout compensation. Sorel n'en pouvait plus. Quel plaisir trouver à une vie à laquelle nul ne survivait ? Il en avait bien trouvé un, Iwan d'abord, mais il s'en irait bien avant lui et il faudrait vivre avec son souvenir doux, son souvenir amer, et Héliodore. Héliodore, le noble qui s'efforçait de franchir le pas des apparences, le noble maladroit dont Sorel se sentait tomber éperdument amoureux. C'était terrible, surtout aux yeux d'un homme comme le comédien. Les masques tombaient et ce n'était pas pour lui paire.

La vie nous manqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant