XII

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Jeudi 17 décembre (suite).

Je gare ma voiture dans le stationnement du restaurant, à côté de celle de Théo, déjà arrivé. Nous sortons chacun de notre véhicule et entrons dans le bistro. Après avoir commandé nos cafés, nous nous installons à une table près de la fenêtre. Dehors, de gros flocons sont mis à tomber, on dirait du coton. Un vrai décor féerique.

Théo me supplie de lui raconter dans les moindres détails la visite du père d'Eliott. Il s'en veut tellement d'être arrivé trop tard. Il aurait aimé le rencontrer, sentir son énergie, observer ses interactions avec son fils. Il ne croyait pas s'investir autant dans une intervention auprès d'un jeune, mais l'histoire d'Eliott le touchant personnellement, il tient à l'aider. Je le remercie pour son implication et sa bienveillance, envers Eliott et envers moi.

Je lui étale donc tous les détails de la soirée avec M. Linz — au moins maintenant je connais son nom. J'essaie de créer un certain suspense lors de l'épisode du cadeau en lui racontant la scène de mon point de vue. Théo sirote son café au lait beaucoup trop sucré — il n'aime pas véritablement le café m'avoue-t-il — en avalant plus rapidement mes mots que les gorgées. Un grand sourire lui mange le visage lorsque je lui dévoile enfin la nature du présent des parents d'Eliott. Il se réjouit pour ce dernier, comprenant l'importance d'un tel vêtement. Il m'assure aussi qu'il passera au refuge demain soir afin de revoir avec Eliott les règles d'utilisation du binder. Il ne veut surtout pas qu'il subisse des effets indésirables liés à un port inadéquat. Encore une fois, je le remercie de prendre autant soin de lui et de se préoccuper de ce genre de choses.

— C'est normal, me répond-il. Quand j'ai eu mon premier binder, personne m'a averti des conséquences et des blessures que ça pouvait entrainer. Je dormais avec, je faisais du sport avec, je le portais tout le temps. Après quelques semaines, j'ai commencé à avoir du mal à respirer. C'est quand on est allé voir le médecin qu'on m'a expliqué ce qu'il fallait faire et ne pas faire. Heureusement, je pense qu'aujourd'hui ces genres de renseignements sont beaucoup plus accessibles aux jeunes trans, mais je tiens à m'assurer qu'Eliott est au courant, afin que ça affecte pas sa santé.

— T'as raison. C'est con, je les connais ces règles, mais j'ai même pas pensé à lui en parler. Je crois que je devais être aussi choquée que lui. C'est le premier cas depuis mon retour, il faut seulement que je reprenne l'habitude.

— Qu'est-ce que tu veux dire ?

Je prends une gorgée de café, tentant de me laisser quelques secondes de plus pour réfléchir à la manière dont je vais formuler la suite.

— Euh... Eliott est le premier... C'est le premier jeune que j'accepte d'aider depuis un peu plus de dix mois.

Théo ne bronche pas, il semble attendre patiemment la suite. J'aime qu'il n'émette pas de commentaires ou de questions. Il me laisse y aller à mon rythme.

— Je suis passée à travers une période difficile cette année. Et l'année précédente aussi en fait, dis-je en baissant la tête. J'ai dû déménager et me remettre sur pied avant de pouvoir recommencer à aider les autres.

— Est-ce que ça aurait un rapport avec ce Alex qu'Irène a déjà mentionné ? demande timidement Théo.

Je hoche la tête.

— T'es pas obligé d'en parler si t'es pas à l'aise de le faire.

Je lève les yeux vers lui et lui souris. Ses prunelles grises brillent à travers les verres de ses lunettes. Son visage tout entier inspire confiance, comme si je le connaissais par cœur, comme celui d'un vieil ami. J'ai envie de lui parler.

— T'inquiète pas, c'est du passé, le rassuré-je avant de me lancer.

Les mains autour de ma tasse, je jette un coup d'œil dehors avant de plonger mon regard dans le liquide brun.

— Alexandre, c'est mon ex. Il était intervenant au refuge lui aussi. On s'est connus là, on formait une équipe. Il avait jamais vécu dans un centre jeunesse, mais il avait eu pas mal de problèmes avec sa famille qui l'avaient mené à faire des études d'intervention en délinquance. Il voulait pas qu'il arrive aux jeunes ce qui lui était arrivé à lui. Il avait connu la rue, la drogue, et tout ça. Il connaissait le milieu et savait d'expérience comment s'en sortir.

Je fais une pause pour prendre une gorgée. Théo me regarde avec attention, comme si ce que je lui disais relevait de la plus haute importance.

— J'ai jamais été vraiment douée en amour, confié-je. La première fille de qui je tombe amoureuse se suicide, la seconde me trompe, mon premier mec me plante le jour après qu'on ait couché, puis il y a eu Alex. Je me disais que j'avais le meilleur des deux mondes : un bad boy avec une tête sur les épaules, qui veut faire le bien, aider les gens. On est sortis ensemble pendant un an, puis il est venu habiter dans mon appartement. C'était désormais notre appartement. Au début, il payait sa part, on s'entendait à merveille, tout allait bien. Puis j'ai dû commencer à payer tout le loyer, en attendant qu'il me rembourse. J'ai été si naïve.

— Hey, dis pas ça, intervient Théo. Quand on est amoureux, on voit pas tout. On veut juste que ça fonctionne et on espère que l'autre a la même volonté que nous et qu'il fera les efforts pour. C'est pas ta faute, ok ?

Pendant plusieurs secondes, je regarde Théo, incapable de dire quoi que ce soit. Noah m'avait plusieurs fois dit des choses semblables. Mais venant de la part de quelqu'un qui ne me connait pas, l'effet en est décuplé. J'acquiesce simplement, ne sachant quoi répondre.

— La situation a juste continué à se dégrader... Son humeur est devenue instable, Irène voulait même plus qu'il participe aux interventions. J'avais peur de lui. Je savais plus quoi dire, quoi faire, je marchais tout le temps sur des œufs. Un peu avant Noël l'an dernier, j'ai trouvé un sachet de cocaïne dans notre salle de bain, caché sous l'évier. J'y ai pas touché. J'ai appelé mon cousin et son fiancé est venu me chercher. On s'est rendu au poste de police, où j'ai fait une déposition, et ils m'ont demandé l'autorisation de fouiller mon appartement. J'ai accepté. Quand ils y sont allés, Alex était là. Ils l'ont arrêté après avoir découvert encore plus de drogue un peu partout dans l'appartement. Il y en avait sous les tiroirs de cuisine, dans ses chaussettes, sous le matelas de notre lit... Ils en ont trouvé je sais pas combien de sachets. En plus d'avoir recommencé à se droguer, il dealait. Depuis combien de temps, ça je sais pas, mais ça faisait un moment déjà, vu la quantité qu'il avait accumulée.

Je bois quelques gorgées de mon café avant qu'il ne refroidisse davantage et en profite pour me ressaisir. La blessure semble guérie, mais elle reste encore loin de la cicatrisation.

— Après ça, j'ai emménagé ici. C'est plus près de mon boulot au Quotidien et du refuge aussi. Mon cousin et son fiancé m'ont beaucoup aidé avec tout ça, ils ont même décidé de repousser leur mariage à l'été prochain, puisqu'ils m'ont choisie comme célébrante pour leur union. Ils voulaient me laisser le temps de me remettre.

— Ce sont de bonnes personnes qui tiennent vraiment à toi, dit Théo avec un doux sourire.

Je souris aussi en pensant à Chris et Noah.

— Oui, ils sont ce que j'ai de plus près d'une famille. Je vais d'ailleurs réveillonner avec eux cette année. Avec eux et leur gros chat.

Nous rions tous deux.

— Je suis terriblement désolé que tu te sois retrouvée dans cette situation, Lana, dit Théo, reprenant son sérieux. Personne ne mérite ça, surtout pas toi. Ton grand cœur se voit à des kilomètres à la ronde. Malheureusement, il y aura toujours des gens pour en profiter. Je parle en connaissance de cause, crois-moi. Mais l'important c'est de se relever, et tu m'as pas l'air d'une personne qui abandonne.

— Non, ça, c'est certain, dis-je en baissant les yeux, tout à coup gênée par tous ces compliments.

Une heure plus tard, nous quittons le café et c'est sur un doux bonne nuit que nous nous séparons pour mieux nous retrouver demain.

Pur AmantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant