Comme chaque soir avant de se coucher, mon père s'accroupissait devant la radio, concentré, minutieux, à la recherche de la fréquence clandestine. Il tournait lentement le bouton de réglage, guettant la moindre bribe de cette voix familière, puissante mais éphémère, qui disparaissait presque aussitôt qu'elle se faisait entendre. Ce grésillement fugace lui indiquait qu'il n'était pas loin de la bonne station. Cette fréquence changeait sans cesse pour déjouer les tentatives de brouillage de l'ennemi.
Lorsqu'il parvenait enfin à capter le signal, il abaissait aussitôt le volume et collait son oreille contre le haut-parleur grillagé, comme pour se fondre dans le son. De mon côté, je n'étais jamais bien loin, trouvant toujours un prétexte pour m'approcher et tenter de saisir, moi aussi, quelques fragments de ces messages secrets.
- Bba ! Tu veux un banc ? proposai-je en voyant sa position inconfortable.
Accroupi, les jambes repliées comme celles d'un funambule en équilibre précaire, il ne répondit pas. La voix qui s'échappait de l'appareil était grave, presque solennelle, parfois teintée de colère. Elle semblait lancer des consignes ou des appels. Certains mots revenaient inlassablement : liberté, dictature, égalité. Mais celui qui marqua mon esprit ce soir-là, c'était devoir. Ce mot résonnait comme un commandement, impérieux, urgent. Je l'entendais clairement, mais il restait pour moi dénué de sens véritable.
Je brûlais de comprendre, mais à qui demander ? À cette époque, les explications n'étaient ni spontanées ni volontaires. Et moi, je n'étais plus une enfant satisfaite par un simple « parce que c'est comme ça ».
Mon père transpirait, tiraillé entre des pensées contradictoires. J'imagine que les mots graves de la station clandestine, si pleins d'espoir et de devoirs, s'entrechoquaient dans son esprit avec les menaces martelées par la radio officielle en journée. Ces deux univers sonores, opposés et irréconciliables, semblaient peser lourdement sur ses épaules.
Le lendemain, à l'aube, la ville s'éveilla sous le même chaos que les jours précédents. Les camions militaires se déployaient méthodiquement, les soldats patrouillaient dans les rues, forçant les hommes à sortir de chez eux. Les portes cédaient sous les coups de pied, les serrures étaient arrachées, et des files de prisonniers se formaient à nouveau sous la surveillance étroite des soldats. L'action déclenchée fut d'une ampleur impressionnante . Mais ce jour-là, les patrouilles se retirent dans un sourd martellement de bottes qui rythmaient les pas des soldats et le cortège des camions s'éloigna plus rapidement. Les lourdes roues des véhicules, faisant vibrer le sol, résonnaient comme un signal de fin du calvaire probablement temporaire.
Ce scénario se répéta pendant trois jours, mais l'ampleur des opérations diminua peu à peu. Le quatrième jour, dès l'aube, certains travailleurs commencèrent à sortir d'eux-mêmes, préférant reprendre leurs activités plutôt que subir de nouvelles brutalités. Les résistants, eux, restèrent chez eux, résignés ou encore déterminés.
Les rues portaient les stigmates de ces jours sombres. Les boutiques éventrées révélaient des portes rafistolées à la hâte avec des planches, et les murs décrépits ajoutaient à la désolation ambiante. L'absence des marchands ambulants, des écoliers bruyants ou des conversations animées des passants enveloppait la ville dans un silence pesant. Même la lumière semblait délavée. L'agressivité et la tourmente de ces derniers jours ont laissé place à l'abattement .
Mon père partait tôt le matin pour revenir l'instant d'après. Les patients ne se bousculaient plus dans les salles d'attentes.
chaque soir il continuait à chercher la fréquence clandestine. Il écoutait avec acharnement, à la fois pour s'informer et pour se rassurer, dans cette période où les rumeurs couraient plus vite que les vérités. Cette semaine de violence avait dissipé toutes nos illusions : un conflit ouvert se dessinait. Pourtant, la vie reprenait lentement son cours, ou du moins un semblant de normalité. Car vivre, c'était tout ce qui nous restait.

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Le Point qui résiste .
Historical FictionC'est l'itinéraire à la fois mouvementé et émouvant d'une enfance vulnérable et tourmentée dans une petite ville du sud de l'Algérie , une paisible oasis transformée en une exploitation minière vers le début des années 1920. Malika , une petite fill...