Lors de ma rentrée suivante, Nora et moi nous retrouvâmes dans la même classe, bien que nous ne soyons pas au même niveau d'études. Ma sœur, plus âgée, avait été orientée, comme toutes les filles de son âge, vers le cours de fin d'études primaires afin de préparer l'examen du CEP. Ce diplôme marquait la fin de la scolarité primaire et permettait d'entrer dans la vie active. De mon côté, j'étais parmi les plus jeunes, en cours moyen première année (CM1), et donc placée dans une autre rangée. Entre nous, se trouvait celle des élèves de cours moyen deuxième année (CM2). Les deux allées séparant les rangées des trois niveaux étaient assez larges.
La maîtresse commença son premier cours sans faire la moindre allusion à l'événement de la veille. Elle nous donna des devoirs d'application à réaliser dans nos cahiers, puis se dirigea vers son bureau. Comme à l'accoutumée, la classe sombra dans le silence : toutes les élèves avaient la tête baissée sur leurs cahiers. Enfin, presque toutes.
Nora, accompagnée de quelques-unes de ses camarades arabes - Mina, Aouicha et Meriem - s'installait souvent par terre, au milieu de l'allée, pour jouer. Parfois aux cartes, parfois aux osselets qu'elles fabriquaient à l'aide de petites boules de papier. Leur audace me bouleversait. Une fièvre me prenait chaque fois que je les voyais agir ainsi, et l'idée que la maîtresse puisse les surprendre me rendait presque malade. Contrairement à Nora, dont l'audace frôlait l'excès, j'étais, je l'avoue, une enfant fragile, incapable de supporter la moindre émotion, aussi insignifiante soit-elle. Je fuyais les conflits et, aidée par une constitution plutôt faible, je cherchais à tout prix à éviter les ennuis. Maintenant encore, je constate combien ma sœur faisait preuve d'une témérité que je n'ai jamais possédée.
Ce rituel, apparemment inconscient, se répétait régulièrement, après une leçon de grammaire ou au milieu d'un exercice de calcul. Avec le temps, je m'y étais habituée. Étrangement, la maîtresse ne semblait jamais les remarquer. Il n'y avait donc jamais de punition. Dès qu'elle s'apprêtait à quitter son bureau, une élève, postée en éclaireuse, les avertissait. Elles regagnaient alors leur place à toute vitesse, sans attirer l'attention.
Ce matin-là, cependant, cette scène familière prit une tout autre dimension pour moi. Une sensation étrange me submergea : quelque chose n'allait pas. L'incendie de la veille avait semé le trouble dans mon esprit. Les discussions incessantes des adultes sur la révolution éveillaient en moi une conscience nouvelle. Une question me hantait :
_ Pourquoi la maîtresse ne les rappelait-elle pas à l'ordre ? Pourquoi ne les punissait-elle pas ?
Madame Damas, dont le bureau trônait sur une estrade à l'autre extrémité de la classe, semblait éviter de poser les yeux de leur côté. Était-il possible qu'elle ne voie rien ? Ou choisissait-elle de fermer les yeux ? Mon regard allait de la maîtresse aux élèves assises par terre, puis aux places vides qu'elles avaient abandonnées. Et vice-versa. Visiblement, elle ne pouvait pas ignorer ce qui se passait. Alors, pourquoi ce silence ?
Incapable de répondre à cette question lancinante, je me concentrais tant bien que mal sur mon devoir. Mais cette différence de traitement me troublait profondément. J'étais déconcertée par l'attitude de Mme Damas, si différente envers nos camarades françaises. Ces dernières, à la moindre distraction, étaient sévèrement rappelées à l'ordre, parfois punies.
À cette époque, les réprimandes orales, la privation de récréation ou la mise au coin étaient des pratiques courantes, bien qu'officiellement les châtiments corporels fussent interdits. Pourtant, ils étaient bel et bien appliqués. Le plus redouté de tous était la fessée.
Je me souviens d'un fait que j'ai toujours essayé d'effacer de ma mémoire. La maîtresse punissait régulièrement Jacqueline de cette manière. Dès qu'elle manquait d'application dans son travail, elle était appelée sur l'estrade. Là, Mme Damas relevait soigneusement sa jupe, lui baissait sa culotte, et lui administrait une fessée devant toute la classe. Ce châtiment, à la fois humiliant et cruel, était insoutenable à regarder. Jacqueline, une élève sage mais peu brillante, ne pleurait jamais. Seul le rougissement de son visage trahissait son émotion. Ce qui m'intriguait, c'était que d'autres élèves arabes, pourtant tout aussi dissipées, ne subissaient pas le même traitement.

VOUS LISEZ
Le Point qui résiste .
Historical FictionC'est l'itinéraire à la fois mouvementé et émouvant d'une enfance vulnérable et tourmentée dans une petite ville du sud de l'Algérie , une paisible oasis transformée en une exploitation minière vers le début des années 1920. Malika , une petite fill...