Cela fait trois jours qu'il ne s'est rien passé de spécial. Tout est calme dans la maison. La nostalgie des grands bruits me revient en tête, mêlée à mon ennui. La tension entre mes parents se répercutait sur leur comportement envers moi.
Mon père ne s'intéressait plus à moi comme avant. Quant à ma mère, habituellement si patiente et gentille, elle était dans un état maussade qui la rendait plus dure avec nous tous. Elle ne s'adressait à moi que pour me donner des instructions sur ce que je devais faire.
Bien sûr, je jouais parfois avec Bachir et Nora, mais ils étaient souvent absents. Je préférais me réfugier dans notre chambre avec nos poupées, ou dans la cour. La trace de la marelle que Nora avait dessinée sur le sol était encore visible. Je jouais seule, me tenant lieu de deux ou trois adversaires. Perdre ou gagner n'avait pas d'importance, mais je prenais tout de même parti pour le "moi" gagnant. Personne ne venait me déranger.
Ces derniers jours, et depuis mon aventure, ma mère me permettait d'accompagner Nora ou Bachir pour les petites courses. Elle le leur imposait même :
- Montrez-lui les chemins ! Comme ça, elle ne s'égarera pas dès qu'elle franchit la porte ! insistait-elle à chaque fois.
Le lendemain, il fallait aller acheter du pain. Nora devait m'emmener avec elle. Je marchais allègrement à ses côtés, sautillant de joie. L'idée de découvrir de nouveaux endroits m'excitait. Mais je ne m'imaginais pas qu'elle allait simplement m'emmener à la petite boulangerie, qui ne se trouvait pas très loin. En fait, la plupart des boutiques étaient situées autour de la maison.
À peine avions-nous fait quelques pas que nous aperçûmes ma grand-mère. Elle se dirigeait vers nous, semblant venir de l'hôpital où travaillait mon père. Ce qui m'étonnait. Que faisait-elle chez lui ? Quand était-elle arrivée de Boubchir ? D'habitude, le taxi noir de Ammi Ahmed la déposait directement devant notre porte.Au loin, sur la placette, je remarquai le grand car d'où descendaient encore d'autres passagers. Je supposai qu'elle en était descendue elle aussi. Mais je me posais toujours cette question : qu'était-elle allée faire chez mon père ? Je restai immobile quelques secondes, puis lâchai la main de Nora. Je l'entendis à peine crier :
- Mila, attends ! Attends !
Trop contente, je fis demi-tour en courant pour annoncer son arrivée à ma mère.
Un court instant plus tard, "Nna" - c'est ainsi que nous l'appelions - franchit le pas de la porte. Je courus vers elle, mais ma mère me fit signe de m'arrêter, tout en criant :
- Mila ! Laisse-la entrer et souffler ! Tu deviens de plus en plus excitée ! On dirait une sauterelle, à bondir partout !
Elle disait cela tout en essayant de se lever. Accroupie devant une bassine, elle lavait le linge. Elle mit un certain temps à se redresser, ses jambes engourdies par sa position inconfortable. Elle contourna la bassine, un grand récipient métallique rouge foncé, taillé dans un fût de pétrole, puis enjamba le linge prélavé, passa entre les seaux, certains remplis d'eau, d'autres vides. Enfin, hors de cet étalage impressionnant, elle ajusta sa tenue. Car, avant de commencer sa lessive, elle relevait toujours les pans de sa robe et les attachait derrière son dos pour éviter de les mouiller.
Après une accolade chaleureuse, ma mère invita ma grand-mère à entrer. J'attendais qu'elle se débarrasse de son haïk. Ses gestes étaient si lents qu'ils aiguisaient mon impatience. Je me rapprochai d'elle, mais ma mère me retint encore une fois.
Enfin, "Nna" retira ce drap blanc qui la gênait. Ses mains, désormais libres, m'attirèrent dans une étreinte sécurisante.
"Nna" était ma grand-mère maternelle, la seule que j'avais. Je n'ai pas connu mon autre grand-mère, ni mon grand-père paternel. Je garde un léger souvenir de mon grand-père maternel.
Je me revois, brûlante de fièvre, assise devant lui. J'ai une image vague de lui, assis en tailleur, le dos courbé comme recroquevillé. Il tendait à ma mère un talisman qu'il avait soigneusement enveloppé dans un morceau de tissu vert.
Je ne me souviens pas de sa voix, mais ce petit carré vert qu'il tenait entre ses mains est gravé dans ma mémoire. Il l'a gardé assez longtemps et avait insisté pour que ma mère me le mette autour du cou. Je crois qu'il n'était pas très grand. Je me rappelle aussi, étrangement, d'un rideau jaune paille, orné de fines rayures vertes et oranges, derrière lui. Voilà tout ce dont je me souviens. Ce tableau, bien qu'éphémère, est resté à jamais dans ma mémoire.Quant à sa mort, je n'en ai aucun souvenir.
Nna, ma grand-mère, n'était pas particulièrement âgée, mais elle était considérée comme mûre, voire sage, pour l'époque. Mère de nombreux enfants, dont la plupart étaient mariés, elle jouait aussi le rôle de matriarche au sein de la famille. Elle se devait d'être une bonne conseillère, et ses enfants la respectaient profondément. Ils ne la contredisaient presque jamais et prenaient souvent son avis en considération.
Il y avait toujours chez elle une certaine noblesse dans son maintien et une sérénité dans son apparence. Sa sobriété de paroles lui permettait d'éviter tout excès ou emportement dans son langage. Lors des rassemblements familiaux, elle inspirait un profond respect à tous ceux qui l'entouraient.
Nna ne portait pas de robe comme ma mère, mais un "izar", un large drap fleuri qu'elle enroulait par-dessus une simple gandoura unie. Elle portait ce vêtement avec une grâce particulière, le fixant sur ses épaules à l'aide de fibules ou, plus souvent, de deux simples boules de coton. Une large ceinture rigide, brodée de fils d'or, ceignait sa taille et maintenait l'ensemble en place. Sous cet habit, aucune rondeur ni aucune forme féminine n'étaient visibles. Seuls dépassaient ses pieds, ses mains et sa tête.
Son foulard, noué avec soin, laissait apparaître son front dégagé, orné d'un discret tatouage d'une agréable teinte verte, qui rehaussait ses sourcils noirs et ses yeux soulignés de khôl. Autour de son cou brillait un joli collier composé de pièces en or Louis d'or. Ses cheveux longs, soigneusement tressés, descendaient de chaque côté de son visage.Nna s'asseyait en tailleur directement sur le tapis. Ses jambes repliées formaient un berceau, trop petit désormais pour m'y blottir comme autrefois. Je m'y installais néanmoins, mes jambes tendues devant moi. Cela me suffisait : je me sentais rassurée, apaisée après mes journées mouvementées.
Tandis qu'elle échangeait des nouvelles de la famille avec ma mère, j'écoutais distraitement leur conversation, me laissant envelopper par la douceur de sa présence.

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Le Point qui résiste .
Historical FictionC'est l'itinéraire à la fois mouvementé et émouvant d'une enfance vulnérable et tourmentée dans une petite ville du sud de l'Algérie , une paisible oasis transformée en une exploitation minière vers le début des années 1920. Malika , une petite fill...