Les journées étaient déjà amères, mais les nuits l'étaient encore davantage. Alors que j'avais enfin commencé à passer des nuits calmes, bercées par des rêves où tout semblait aller pour le mieux, le hurlement prolongé de la sirène m'a brutalement tirée de mon sommeil cette nuit-là. Désorientée, encore à moitié endormie, mon affolement était palpable. Toute la ville tremblait sous l'effet de cette alarme violente et répétitive.Il arrivait parfois qu'un vent violent déclenche cette sirène. Mais cette nuit-là, tout était paisible. Pas un souffle, pas un bruit. Le ciel, constellé d'étoiles si lumineuses qu'il semblait à portée de main, veillait sur une ville plongée dans un profond sommeil.
Mes parents furent réveillés en même temps que moi, cette fois par des appels au secours déchirants, portés par une voix féminine. Ils comprirent aussitôt que quelque chose d'anormal se passait :
_ Enarr ! Enarr ! Enarr ! Ya siadi enarr !
Ces mots, « le feu » en arabe, accompagnés de « ya siadi », un appel respectueux signifiant « messieurs », étaient répétés en boucle, presque comme une supplication chantante. Mais cette étrange mélodie était brisée par des hurlements de douleur glaçants.
Tête nue, cheveux ébouriffés, une robe traînant sur le sol, ma mère n'eut pas le temps d'attacher sa ceinture. Elle se précipita hors de la maison, incapable de saisir pleinement la situation. Mon père la repoussa fermement, pyjama en désordre, cheveux en bataille et pieds nus. En quelques enjambées, il atteignit le muret de la petite cour pour tenter de comprendre ce qui se passait.
_ Je ne vois rien ! cria-t-il en revenant vers la fenêtre qui donnait sur la rue bordée de magasins.
Puis, apercevant enfin les flammes et la fumée, il s'exclama :
_ C'est un incendie ! L'un des magasins en face est en feu, mais je ne distingue pas lequel !
La sirène continuait à hurler, son strident écho amplifié par le silence nocturne. Alors qu'on croyait qu'elle allait enfin s'arrêter, elle reprenait de plus belle, se mêlant aux cris et aux appels au secours qui amplifiaient l'horreur de cette nuit. Toute la maison, non, toute la ville semblait sombrer dans une panique collective. Les hommes accouraient en désordre vers les flammes qui dévoraient l'un des magasins. La fumée, de plus en plus dense, et les flammes, de plus en plus hautes, empêchaient de localiser précisément le sinistre.
Soudain, mon père murmura, la voix étouffée :_ C'est le magasin de Meyer ! Ce sont sûrement les moudjahidines qui ont mis le feu. C'était à prévoir.
Meyer, un tailleur juif, était connu dans toute la ville. Petit et chétif, il semblait flotter dans des vetements. Il portait toujours un mètre ruban autour du cou, un accessoire indissociable de sa silhouette. Son magasin, spacieux et bien ordonné, tranchait avec la boutique exiguë de Belkassem, le tailleur du vieux ksar, où les étoffes s'entassaient pêle-mêle sur le petit comptoir.
Meyer, en revanche, exposait soigneusement ses tissus et offrait un service personnalisé, tant pour les riches que pour les moins fortunés.
Sont grand comptoir lui servait de table de coupe. Un mètre en bois et une grosse paire de sciseaux étaient posés a porté de main ._ Chaque après-midi, il reçoit les gendarmes ! pestait mon père.
_ Tais-toi ! C'est peut-être un accident ! l'interrompit ma mère.
_ Un accident ? Impossible ! Il leur offre même du thé, tous les jours ! rétorqua-t-il avec insistance.
_ Ça ne te regarde pas ! Tais-toi ! cria ma mère, cette fois avec colère.
Tes commentaires vont te condamner , n'y va pas !

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Le Point qui résiste .
Historical FictionC'est l'itinéraire à la fois mouvementé et émouvant d'une enfance vulnérable et tourmentée dans une petite ville du sud de l'Algérie , une paisible oasis transformée en une exploitation minière vers le début des années 1920. Malika , une petite fill...