La soirée était déjà bien avancée lorsque ma mère décida qu'il faisait assez sombre pour aller chez Doudou. Les boutiques des environs étaient toutes fermées. Son magasin, lui aussi, était clos à cette heure-là. Mais comme sa boutique n'était qu'une pièce attenante à son domicile, avec une ouverture sur la rue, on pouvait y accéder directement en passant par sa maison.
Chez nous, il était d'usage d'attendre la fermeture de la boutique pour aller y faire nos emplettes, afin d'y être seules. C'était un privilège réservé à mon père.
- Vous êtes prêtes, les filles ? demanda ma mère pour signaler notre départ.
Emportée par l'enthousiasme de cette décision impromptue d'aller faire des achats sans raison particulière, mça ma grand-mère en rajustant son haïk.
- Qu'est-ce que tu vas nous acheter ?
Ma mère ne répondit pas. Depuis mon escapade, elle évitait de me parler, ne s'adressant à moi que lorsque c'était strictement nécessaire.
Nous sortîmes rapidement. La soirée était douce et agréable. Je jetai un regard sur la rue déserte. Les réverbères diffusaient une lumière blanche, l'un d'eux scintillant par moments d'éclats étranges. Sur notre court chemin, nous traversâmes une placette. Des enfants, pieds nus, couraient dans tous les sens sur le sol caillouteux, profitant de cette lumière artificielle, encore insolite pour eux, émanant des réverbères nouvellement installés.De la maison de Doudou, un petit portillon donnait directement accès à la boutique. Les murs étaient couverts d'étagères surchargées d'articles divers, et des piles de cartons occupaient presque tout l'espace. Doudou se mouvait dans un espace exigu, réduit à quelques mètres carrés.
Chaque fois que j'entrais dans cette boutique, une étrange odeur de neuf flottait dans l'air, presque enivrante. Mais l'abondance brutale de tous ces objets me mettait toujours un peu mal à l'aise.
Nous passâmes rapidement derrière le comptoir. Doudou, avec sa carrure trapue et ses larges épaules, occupait beaucoup de place. Petit et dodu, son sourire constant illuminait son visage rond et grassouillet. Un gilet cachait à peine son ventre proéminent qui dépassait de son pantalon bleu foncé. Les manches de sa chemise blanche étaient retroussées tandis qu'il disposait méticuleusement les articles sur le comptoir en bois. Rapide et précis, il semblait parfaitement à l'aise dans cet espace confiné.
Nora et moi, hésitantes, peinions à choisir entre telle ou telle robe, telle ou telle couleur. Il nous fallait un effort considérable pour nous décider.
- Décidez-vous ! On ne va pas passer la nuit ici ! lança ma mère avec impatience.
Comme à chaque fois, son ton sec et sa phrase répétée nous rappelaient à l'ordre. Mais nous avions fini par ne plus y prêter attention, car ses regards étaient bien plus percutants.
Doudou, quant à lui, ne manquait jamais de répliquer avec douceur :
- Ne les pressez pas, Lla Zohra ! Laissez-les prendre leur temps !
« Lalla », abrégé ici en « Lla », était une marque de respect envers les femmes arabes à cette époque.
Quand un article était trop cher, un simple regard appuyé de ma mère suffisait à nous dissuader. Nous renoncions immédiatement à notre choix.
Doudou observait avec satisfaction le tas d'articles que nous avions sélectionnés. C'est alors qu'il remarqua la présence de son épouse, une femme aux joues rouges, assez jeune et coquette.

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Le Point qui résiste .
Historische RomaneC'est l'itinéraire à la fois mouvementé et émouvant d'une enfance vulnérable et tourmentée dans une petite ville du sud de l'Algérie , une paisible oasis transformée en une exploitation minière vers le début des années 1920. Malika , une petite fill...