La pression devenait insoutenable. Du côté de l'armée française, on ne lésinait sur aucun moyen. La campagne de propagande, implacable, atteignait son apogée.La presse se vantait d'une lutte efficace contre les "hors-la-loi " L'armée, de son côté, menaçait de passer tout au peigne fin : rue par rue, maison par maison, homme par homme. Elle savait que la plupart des habitants ne savaient pas lire ; ainsi, la radio prenait le relais. Cette dernière restait une arme de dissuasion redoutable. À tout moment, les émissions étaient interrompues pour diffuser des messages violents. Une voix grave, autoritaire, lançait des menaces formelles d'un ton si dur qu'il faisait redouter même son ombre. Les " fellagas " - comme ils appelaient les révolutionnaires de la libération -, seraient arrêtés, battus, torturés. Tels étaient les termes glaçants de ces avertissements.
Parfois, les tracts prenaient le relais. Un petit avion survolait la région à basse altitude, si bas qu'on distinguait ses deux uniques passagers. Il larguait des tracts, qui virevoltaient dans l'air comme des papillons avant de toucher le sol. Les enfants s'amusaient à les ramasser, rivalisant pour en collecter le plus grand nombre. Contrairement à la radio, ces tracts adoptaient souvent un ton séducteur. En grosses lettres, ils affirmaient que la France nous aimait et ne voulait que notre bien. La radio incarnait la punition, tandis que les tracts diffusaient des messages représentaient la séduction.
Ce contraste entre les propagandes soulignait une invitation à choisir un seul camp : celui de la France. Mais ce choix n'offrait en réalité aucune échappatoire.
Comme chaque matin, le fond sonore de la radio faisait partie de l'ambiance de la maison. L'heure des informations arriva.
_ Les forces de l'ordre ont...
D'un geste brusque, mon père éteignit la radio, coupant la voix masculine, claire et nette, qui assurait une transmission parfaite. Ce matin-là, il se sentait à nouveau secoué par un sentiment de menace. Quelque chose le préoccupait profondément.
_ Zohra, le médecin-officier n'est pas venu au dispensaire depuis trois semaines. Ça ne lui ressemble pas. Ça m'inquiète.
_ De temps en temps, il s'absente. C'est normal, non ? tenta de le rassurer ma mère.
_ Pas trois semaines d'affilée ! Et il m'avertit toujours avant. Ce n'est peut-être pas un hasard.
Chaque semaine, un médecin militaire venait passer quelques heures au dispensaire pour s'enquérir des patients et donner des directives à mon père. Le reste du temps, ce dernier s'occupait seul des malades.
Assise en face de lui, ma mère pliait le linge. Ils échangeaient des regards crispés, pleins d'inquiétude, avant de détourner les yeux pour fuir mutuellement ce malaise.
_ Le Ramadan, c'est bientôt, dit ma mère pour détendre l'atmosphère.
_ Dans quelques jours, tu veux dire ! répliqua sèchement mon père.
Je compris qu'il valait mieux quitter la pièce. Quand leurs querelles persistaient, j'avais cette habitude de me réfugier, non pas dans ma chambre, mais dans la cuisine. J'emportais toujours mes cahiers, car j'aimais y travailler. Il me semblait réfléchir plus clairement dans cet espace en mouvement, bercée par le flux des conversations. Située au cœur de la maison, la cuisine accueillait toutes les voix. J'y écoutais les " histoires de cuisine ". Ceux qui passaient par là étaient souvent des raconteurs ou des conteurs. C'est peut-être là que j'ai appris les leçons de la vie : le paradis, l'enfer, les péchés. On ne parlait pas toujours de guerre ou de sujets graves. Parfois, mes tantes et les amies de ma mère riaient en partageant des histoires légères et futiles. Quoi qu'il en soit, c'était l'endroit où je me sentais le plus détendue.
Dans la pièce voisine, une discussion sérieuse et bruyante éclata entre mes parents. Elle semblait devoir durer longtemps. Je n'en garde pas de souvenirs précis, mais mon père paraissait profondément troublé.
Je tente de me remémorer quelques bribes de leur échange._ Tu ne me crois pas ? Je te dis qu'il y a parmi nous des mouchards terriblement dangereux ! L'ennemi peut être n'importe qui. Les arrestations se multiplient ! Elles ont lieu chaque soir. Nous devrions nous méfier de tout le monde. Il est fort possible qu'un ami ou un voisin soit un byaâ, un délateur méprisable.
D'ailleurs, moi aussi, j'ai l'impression d'être observée avec suspicion. Chacun se méfie de l'autre._ Ce sont tous des amis à toi ! Je ne pense pas qu'il y en ait un qui te veuille du mal, dit ma mère pour apaiser mon père.
_ Il y en a plus que tu ne le crois, rétorqua-t-il avec amertume. Comment savoir si X ou Y est ton ami ou ton ennemi ? Par les temps qui courent, on doit même se méfier de son propre enfant. Une simple rumeur suffit pour nous faire appartenir à un camp ou à un autre. On est constamment plongés dans le conflit.
La voix de mon père s'était élevée, couvrant celle de ma mère. Il s'était emporté, disant des choses qu'il aurait peut-être mieux valu taire. Sa rage éclatait. Lui qui, d'ordinaire stoïque, ne laissait transparaître sa colère qu'en privé. En public, elle devait rester invisible. Ma mère, lasse, finit par approuver ses paroles pour clore la discussion, avant de quitter la pièce.
_ Eh ! Je te prépare un thé ou un café ? demanda-t-elle en se retournant vers lui.
Je n'ai jamais entendu ma mère appeler mon père par son prénom. Elle ne l'appelait que par un simple "Eh !" En réalité, elle ne l'appelait presque jamais. Quand elle parlait de lui, c'était toujours "lui". Et à nous, elle disait : "votre père".
Je n'ai jamais compris pourquoi. Même elle, lorsqu'on l'interrogeait, ne trouvait pas d'explication. Ce n'était pas une habitude courante parmi les autres femmes. Mes tantes ou ses amies n'avaient aucun problème à nommer leur mari.Mon père la rejoignit, saisit la tasse de café, et la but presque d'un trait. Finalement, il décida de lui expliquer, plus calmement cette fois, ce qu'il ressentait. Son visage s'était vidé de toute expression.
_ Ressaisis-toi ! Tu donnes vraiment l'impression d'avoir quelque chose à te reprocher. On dirait que c'est écrit sur ton visage, dit ma mère en observant attentivement ses gestes.
_ Ça se voit tant que ça ? Explique-toi ! répliqua-t-il, piqué au vif.
Ma mère ne répondit pas, elle baissa la tête, regarda ses mains , le laissant poursuivre.
_ Depuis quelque temps, je pressens un traquenard. Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai le sentiment que quelqu'un me prépare un mauvais coup. Quelque chose va m'arriver, c'est certain... Qu'Allah nous protège, c'est tout !
_ Qu'est-ce qui ne va pas ? Tu me caches quelque chose, n'est-ce pas ? reprit ma mère avec insistance. Je comprends que le contexte pousse à l'inquiétude, mais toi, tu sembles presque sûr de tes pressentiments. Explique-toi.
Mon père secoua la tête et continua à dire que, ces derniers temps, tout le monde se sentait plus menacé que jamais.
Dans la soirée, le vent s'était levé, se déchaînant avec une violence inhabituelle. Son hurlement lugubre et incessant dura toute la nuit, exacerbant ma propre terreur.
Le lendemain après-midi, un événement imprévu vint aggraver encore l'humeur de mon père. En manipulant une bouteille en verre pleine de grésyl, il la fit tomber sur son pied. Méticuleux sur l'hygiène, il avait toujours un détergent à la main. L'accident semblait banal, mais il était suffisamment sérieux : son pied enfla, et une ecchymose violacée apparut. La douleur l'obligea à poser un bandage pour pouvoir marcher.
Ses enjambées, naturellement longues et assurées, se réduisirent à de petits pas rythmés. Visiblement gêné, il boitait carrément.
Une telle mésaventure peut arriver à n'importe qui, à n'importe quel moment. Pourtant, cet accident nous parut à tous de mauvais augure.

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Le Point qui résiste .
Historical FictionC'est l'itinéraire à la fois mouvementé et émouvant d'une enfance vulnérable et tourmentée dans une petite ville du sud de l'Algérie , une paisible oasis transformée en une exploitation minière vers le début des années 1920. Malika , une petite fill...