chapitre 3 . La regle brisée .

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Par son flegme habituel, mon père semblait toujours maître de ses paroles et de ses silences, de sa colère et de son calme. Mais cette fois, ce n'était pas le cas : il criait de plus en plus fort, fou de rage. Je ne l'avais presque jamais vu dans cet état. Il y avait quelque chose que je ne comprenais pas, quelque chose m'échappait.

- Tu as osé aller voir Rahma ? lança-t-il, les yeux injectés de colère.

Ma mère, visiblement gênée, comprit aussitôt. Elle hocha lentement la tête de haut en bas, les paupières closes, avant de tenter une justification.

- Je ne suis pas sortie ! J'ai juste appelé par-dessus le mur ! dit-elle timidement.

Mon père, d'un ton moqueur et scandalisé, répéta en mimant ses paroles :

- " J'ai juste appelé"  ?

Puis, la colère montant, il enchaîna :

- Tous les passants ont dû t'entendre ! Je t'ai toujours interdit de lever la voix ! Et si tu lui as parlé cette fois, c'est que tu le fais souvent en mon absence. C'est inadmissible !

Sa voix grondait encore tandis qu'il continuait ses reproches :

- Il ne manquait plus que ça ! Je t'interdis de sortir et voilà que tu regardes par-dessus le muret !

- Je t'interdis de regarder par-dessus ce muret et, maintenant, tu discutes à travers ! cria-t-il encore plus fort.

Je compris alors qu'il faisait allusion à un autre jour, où il avait surpris ma mère sur la pointe des pieds, regardant par-dessus le petit muret de notre cour. Elle était petite de taille, mais le muret si bas qu'il lui suffisait de se hausser légèrement pour voir ce qui se passait dehors. Ce jour-là, un chahut inhabituel avait agité la rue, et, curieuse, elle n'avait pas pu s'empêcher d'observer. La dispute qui avait suivi fut si violente qu'elle m'était restée gravée en mémoire.

- Je ne discutais pas ! J'ai juste appelé pour qu'elle m'aide ! Que voulais-tu que je fasse ? tenta-t-elle encore.

- Et tu continues à te justifier ! tonna mon père. Ton attitude se passe de commentaire !

La confrontation ne dura pas longtemps. Ma mère savait ce qui arrivait dans ce genre de situation. Elle devinait, tel un éclair, la tempête qui allait s'abattre sur elle. Alors, elle cessa de parler, cessa de lutter. Elle s'enferma dans un silence lourd. Je restais recroquevillée sur moi-même, tremblante.
Pour se donner une contenance, Mma me lava encore une fois le visage. J'étais trempée de la tête aux pieds. Elle décida de me changer, ce qui n'était pas de trop. Mon père, quant à lui, s'épongea le visage avec une serviette avant de se retirer dans le salon, tentant de calmer sa fureur. Ma mère, elle, pleurait en silence.

L'image de mon père dominait tout le reste. Il était très exigeant envers lui-même et encore plus envers sa famille. Infirmier renommé de la ville, il avait réussi là où beaucoup auraient échoué. Pour lui, tout était question d'honneur.
Cela justifiait ses colères démesurées face à la moindre incartade, que ce soit de ma mère ou de nous, ses enfants. Pourtant, derrière ces accès de rage, mon père était un mari attentionné. Ma mère, qui n'avait jamais manqué de rien, ne lui en tenait pas rigueur. Sa réputation exigeait le respect qu'il inspirait. Pas un homme ni une femme ne manquait d'égards envers lui, et il leur rendait bien. Il était à la fois altruiste, généreux et moralisateur.

Le calme revint finalement dans la maison, mais c'était un calme étrange, presque inquiétant. Mes parents ne s'adressaient plus la parole. Mes frères, eux, évitaient de se taquiner comme ils le faisaient habituellement. Quant à moi, je me sentais coupable. Tout cela, pensai-je, était de ma faute.
Je m'en voulais terriblement .

Le Point qui résiste .Où les histoires vivent. Découvrez maintenant