À deux pas de la porte de la cuisine, portant un couffin débordant de victuailles à bout de bras, mon père s'adresse directement à ma mère, sans doute en guise de réconciliation.
- Tiens, Zohra ! dit-il d'un ton sec, presque autoritaire.Ce ton contraste avec son geste, qui se veut une excuse. Son orgueil ne lui permet ni de montrer sa fragilité ni d'exprimer son humilité. Son caractère a souvent éclipsé sa délicatesse, qui passe inaperçue la plupart du temps. Il lui tend un paquet soigneusement enveloppé dans un papier brillant, qu'il avait volontairement omis de glisser dans le couffin.
- C'est du pain d'épices, ton gâteau préféré ! C'est pour accompagner le thé, ajoute-t-il.
Soudain, il réalise qu'il tient toujours le lourd couffin à la main.
- Prends ça et vérifie si je n'ai rien oublié !La sensation d'avoir scellé la paix le ragaillardit. Il repart d'un grand pas, la tête haute, fier comme à son habitude.
Ce jour-là, le couffin était plus garni que d'ordinaire. Mon père avait l'habitude de faire un effort particulier pour ma grand-mère, comme pour lui signifier qu'elle était la bienvenue. Le déjeuner fut un véritable festin : à la fin du repas, la table basse était encombrée de restes tant les plats avaient été nombreux et généreux .
Ce jour-là, le couffin était plus garni que d'ordinaire. Mon père avait l'habitude de faire un effort particulier pour ma grand-mère, comme pour lui signifier qu'elle était la bienvenue. Le déjeuner fut un véritable festin : à la fin du repas , la table basse était encombrée de restes tant les plats avaient été nombreux et généreux.Ma mère avait ce don de transformer chaque repas en un moment d'histoire et de partage .
Dans la cuisine de ma mère , chaque geste était un rituel , chaque plat un héritage . Parmi ses trésors, il y avait El M'khaleâ, ce pain farci au mouton épicé puis séché, dont le parfum embaumait la maison. Elle préparait la viande avec patience, la laissant sécher à l'ombre pendant plusieurs jours en la surveillant avant de la dorer au beurre et de la piler finement. Puis venait la pâte, pétrie avec soin, étalée, garnie de cette farce savoureuse, avant d'être cuite à la perfection dans un tajine plat en fonte .
J'ai essayé tant de fois de reproduire sa recette, mais quelque chose me manque. Est-ce le tour de main, l'intuition qu'elle avait, ou simplement l'amour qu'elle y mettait ? Dans sa cuisine, il n'y avait pas que des ingrédients, il y avait une âme, une mémoire, une chaleur que je peine encore à retrouver.
Pendant que ma mère débarrassait et remettait de l'ordre, Nna s'était retirée dans un coin. Assise en tailleur, elle avait saisi son chapelet et, en silence, commençait à égrener les grains tout en bougeant doucement les lèvres.
Depuis toujours, je suis intriguée par ce qu'elle récite. Mes questions incessantes n'ont jamais trouvé de réponse. Même en tendant l'oreille pour capter un mot ou une syllabe, je n'y suis jamais parvenue. Décidée à lire sur ses lèvres, je m'approche d'elle, mains sur les hanches, fixant intensément sa bouche. Mon attitude trahit une fois de plus ma curiosité. Elle s'arrête, me regarde avec tendresse et dit :
- Quand tu seras grande, je t'apprendrai. Va voir ce que font Nora et Bachir.
Je l'avais déconcentrée. Elle suit des yeux les mouvements de ma mère, porte sa main libre à sa bouche, puis secoue doucement la tête. Son regard et ses gestes trahissent une incompréhension sourde. Elle finit par ranger son chapelet et murmure :
- Zohra, regarde cette abondance ! Tu ne peux imaginer la chance que tu as...
Mais elle ne termine pas sa phrase.
Je voudrais me boucher les oreilles, mais je n'ose pas . À la place , je ferme les yeux pour refouler ces mots, ces conseils, et tout ce qui me ramène à cette histoire . Ma mère, préoccupée par notre visite imminente chez Doudou, s'éloigne sans répondre . Je suppose qu'elle non plus ne voulait pas en parler davantage .
Bachir, lui, me surprend à errer dans la maison. Il saisit l'occasion, fait mine de glisser quelque chose dans la poche de son boubou noir, déjà déformé par un objet caché. Ses yeux noirs brillaient derrière ses lunettes rondes . Il n'est pas très grands, pas très fort non plus, mais il est malicieux et toujoirs prêt pour nous jouer des tours et surtout des farces .
- C'est quoi, Bachir ? dis-je en sautillant. Montre-moi !
Amusé par ma curiosité, il m'ordonne d'appeler Nora. Je m'exécute à contrecœur, gardant un œil rivé sur sa main.
- Nora, viens vite ! Bachir va nous montrer quelque chose !
- Je vais vous montrer comment mange le chameau ! tonne-t-il, sûr de lui.
- Arrête, tu n'as pas d'aussi grosses lèvres ! réplique Nora.
- Vous voulez voir, oui ou non ? tranche-t-il.
Évidemment, je ne peux dire non. Nora non plus. Malgré son caractère affirmé et sa méfiance naturelle, elle se laisse entraîner. Bachir déballe alors un paquet contenant des graines de melon séchées.
- Tenez, décortiquez-les et vous verrez !
Nora et moi décortiquions ces minuscules graines avec application. Je l'observais du coin de l'œil : son regard méfiant s'était adouci, presque complice. Grâce à sa patience et à son habileté, nous avancions à bon rythme, malgré mes gestes parfois hésitants.
Pendant un long moment, nous nous attelâmes à la tâche. Nora, habile et rapide, progressait bien plus vite que moi, maladroite et impatiente. La maison baignait dans un calme profond, si bien que le léger craquement des graines sous nos doigts devenait presque un murmure. C'était l'heure de la sieste, un moment suspendu dans le temps, rien qu'à nous. Même Bachir, d'ordinaire curieux, s'abstenait de venir troubler notre concentration.
Enfin, toutes les graines furent prêtes. Sans attendre, Nora bondit pour ne rien manquer de ce qui allait suivre.- Viens par ici, Mila, tu verras mieux ! lança Bachir avec enthousiasme, avant d'entamer sa démonstration.
À quatre pattes, Il baissa la tête, tira la langue, il l'a tordait comme il pouvait et tenta de reproduire les gestes d'un chameau. Le spectacle était loin d'être convaincant. Nora et moi, accroupies, les mains entre les genoux, l'observions, mi-intriguées, mi-déçues.
Bachir, quant à lui, mangea jusqu'à la dernière graine. Je me surpris à simuler parfois l'admiration devant ses tours à moitié réussis, mais aujourd'hui, la frustration l'emporta sur toute tentative de feinte. Les bras croisés derrière le dos, adossée au mur, je fixais le vide, mes yeux grands ouverts, cherchant à contenir ma déception face à l'effort disproportionné pour un résultat si peu convaincant.- Tu nous as roulées, Bachir ! cria Nora, furieuse.
- Vous n'aviez qu'à refuser ! Et puis, c'est comme ça que mange le chameau ! rétorqua-t-il avant de bondir.
- Oh, j'ai soif !Folle de rage, Nora se jeta sur lui. Ils échangèrent des coups dans une bagarre silencieuse mais intense. Paniquée, je courus avertir ma mère, qui intervint calmement, les séparant d'un geste ferme. Leur querelle s'interrompit aussitôt lorsqu'elle leur indiqua, d'un regard sévère, la pièce où dormait ma grand-mère.
Un peu plus tard, l'odeur de la menthe fraîche annonça l'heure du thé. J'adorais celui de ma mère, sucré à l'excès. Elle avait sorti ses jolis verres, sa théière argentée, et tout disposé avec soin. Le pain d'épices trônait au centre du plateau. Après avoir découpé de belles tranches, elle en mit de côté pour mon père avant de nous servir.
Alors que nous dégustions ce moment, ma grand-mère entama une discussion sur les nouveaux réverbères qu'elle avait remarqués à son arrivée.
- Ils en ont mis plusieurs à la placette, mais pourquoi pas partout ? demanda-t-elle.
- Si, il y en a aussi de chaque côté de la route qui mène aux Blanates, répondit ma mère.
Me portant volontaire pour débarrasser le plateau, je cachais mal mon impatience de partir chez Doudou. Sa boutique, située justement aux Blanates, restait mon petit monde d'évasion.
Dans l'air apaisé de cette soirée , une nouvelle attente prenait forme , pleine de promesses et de petits rituels familiers .

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Le Point qui résiste .
Historical FictionC'est l'itinéraire à la fois mouvementé et émouvant d'une enfance vulnérable et tourmentée dans une petite ville du sud de l'Algérie , une paisible oasis transformée en une exploitation minière vers le début des années 1920. Malika , une petite fill...