Au cœur de la cité noire, l'atmosphère se faisait de plus en plus dense. Un épais brouillard envahissait les rues glacées de Gotham ; et au fur et à mesure que le froid mordait quiconque osait s'y aventurer, la métropole ne devenait plus qu'un spectre de ses mois précédents.
Des terrasses, il ne restait plus que des panneaux fermés. Les marées de civils avaient quitté les trottoirs au profit d'autobus sales et boueux ; les jardins étaient couverts d'une telle grisaille qu'ils s'apparentaient à de minuscules cimetières. Alors que le vent soufflait sur la nuque des passants comme une ombre en quête d'une prochaine victime, seuls les enfants semblaient s'émerveiller devant le manteau blanc qui enterrait leur ville pour bientôt céder place à une nouvelle année. Leurs rires cristallins, insensibles à la fatalité de l'hiver, se moquaient des horreurs qui sévissaient les rues ; au contraire, ils s'extasiaient devant la poudreuse, les guirlandes, les affiches à l'encre dégoulinante et humide qui décoraient poteaux électriques, marchés improvisés et immeubles.
Au centre de ce chaos enivrant, un pas rapide, presque mécanique, crissa dans la neige. Tandis que le doré dégoulinant du crépuscule miroitait sur la surface désormais nacrée du commissariat, un soudain tumulte – une fracture dans le silence du soir – interrompit les préparations aux futures festivités.
Les portes du GCPD s'ouvrirent à grandes volées. Tandis qu'une violente bourrasque s'attaqua aux employés du bâtiment, des traces noires et gluantes sillèrent leur chemin en direction du bureau attitré aux réunions. Sans se préoccuper des regards indiscrets et des voix basses qui marmonnaient quelques propos à son égard, il poursuivit sa route avec la même motricité précise, abrupte, glaciale.
Les portes s'ouvrirent, se claquèrent. Alors que les murmures s'effaçaient et que les visages se tournaient vers lui, sa main se crispa sur l'affiche détrempée qu'il avait ramené de l'extérieur.
Du portrait, il ne restait plus qu'une tache d'encre grossière et abstraite.
- Je vous interdis de faire ça, grinça-t-il.
On le disait fou, n'être plus que l'ombre de l'homme qu'il avait été, mais il n'était pas pour autant prêt à abdiquer. Ils l'observaient tous comme des prédateurs guettant leur proie, attendant la moindre opportunité pour frapper. De quel droit se permettaient-ils de se rebeller contre ses ordres ? Que connaissaient-ils de la perte d'un être cher ? Il s'apprêtait à ouvrir la bouche quand le directeur du GCPD le devança :
- Je crains que vous ne soyez plus en mesure de prendre cette décision, Gordon. Votre état actuel en dit plus qu'assez sur votre jugement.
Les joues mal rasées du rouquin s'empourprèrent.
- Je suis le commissaire de cette ville, cria-t-il pratiquement. De quel droit osez-vous me parler sur ce ton ?
Pour toute réponse, ses collègues secouèrent la tête avec découragement. Pendant qu'un chuchotement sourd parcourait l'assemblée, son rival ne broncha pas.
- Nous en avons déjà discuté, soupira-t-il avec un léger agacement. Nous avons passé Gotham au peigne fin ; nous avons même interrogé presque tout le quartier.
Il frissonna au souvenir de cette nuit d'octobre fatidique. Les empreintes dans la neige s'étaient terminées abruptement sur la trace d'un corps d'enfant traîné dans la neige. La police avait eu beau inspecter les bâtiments suspects et placarder sa photographie à travers Gotham dans un délai miracle, personne n'avait fait le moindre signalement.
Les voitures suspectes, les hommes en complet noir, s'étaient complètement volatilisés de la métropole depuis lors. Vaincu, il baissa la tête et déglutit :
- Si nous disposions d'un peu plus de temps ...
Mais cette excuse sonnait fausse à ses propres oreilles. Elle avait été recyclée trop de fois lors des dernières semaines ; et il l'avait entendu bien trop souvent pour savoir la réponse qu'on lui servirait.
- Cela fait maintenant presque deux mois, commissaire, l'interpella l'un des détectives de l'établissement. Décembre approche : nous ne pouvons plus nous permettre d'utiliser autant de nos ressources pour une seule personne.
Le verdict final était tombé. Il figea un instant, hébété par le script qui semblait se dérouler autour de lui. Dans un tourbillon sourd, il crut comprendre qu'on fermait le dossier des Watersons, qu'ils cessaient désormais toute recherche ; et à peine eut-il le temps d'entendre meilleurs vœux et condoléances déguisées qu'on le poussa à l'extérieur du GCPD sous prétexte d'un congé forcé.
Dans sa stupeur, Gordon ne broncha pas. Le rire des gamins s'émerveillant devant la pluie de fins cristaux blancs et les regards indiscrets des passants le secouèrent. Alors qu'il sortait de sa torpeur, sa mâchoire se crispa : sa main se referma sur le portrait flou et abandonné par ses amis, ses collègues, au sourire d'hyène.
Ils croyaient que quelques semaines lui suffiraient à pardonner cet affront, à accepter ce raisonnement. Or, il se promit de ne jamais oublier ces photographies délaissées comme de vieilles guirlandes usées par les civils et la police de Gotham. Tandis qu'il progressait vers sa voiture, la vue des familles heureuses et des petites bouilles souriantes lui noua la gorge. Était-ce là la justice pour le travail qu'il avait accompli envers cette ville ? Ces derniers mois de dur labeur – cette enquête sur l'incendie, l'adoption de l'orpheline – n'étaient-ils qu'un coup d'épée dans l'eau dans l'échelle de sa vie ? Il se souvint des paroles d'un parent défait qui plaidait ne pouvoir accepter le décès de son enfant disparu. S'il n'avait pas saisi le sens de ces paroles empreintes de douleur à ses débuts, il lui semblait désormais en comprendre l'écho.
Ses oreilles bourdonnaient ; la neige dégoulinante de ses mèches échevelées ne formait plus qu'une tache aveugle devant ses yeux. Ce fut seulement lorsqu'il s'affaissa sur le siège conducteur qu'il se défit de son orgueil, sentit ses joues rongées par la barbe goûter à la chaleur de ses larmes.
Pour Barbara et Coralie, il devait se souvenir de ses paroles viles, ses actes atroces, afin de marquer son fardeau au fer rouge et de ne jamais répéter les mêmes erreurs.
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BATMAN - L'As et le Masque, Avant l'histoire
FanfictionLa nuit du 22 décembre, deux ans après l'apparition de Batman, un mystérieux incendie est déclaré au centre de Burnley. Une seule survivante, répondant au nom de Coralie Watersons, est retrouvée - ses parents, morts dans l'accident, laissent leur fi...
