Nina passait les articles de son dernier client. Elle attrapait les produits, les scannait et les poussait sur le tapis tout en se raccrochant à ses pensées pour bloquer les agressions environnantes.
Il n'avait pas répondu à son bonsoir. Depuis déjà plusieurs semaines, elle ne s'offusquait plus de ces consommateurs qui ne voyaient plus en elle l'être humain derrière l'hôtesse de caisse. Pour certains, qui faisaient preuve d'une grande éloquence au téléphone, elle se demandait si cela leur arracherait un tant soit peu la tronche de faire preuve d'un minimum de politesse. Toutefois, pour d'autres, elle savait que prononcer le moindre mot s'avérait une des choses les plus compliqué au monde. Elle faisait partis de ces gens-là. Chaque parole pouvait devenir une épreuve insurmontable.
Son travail, même s'il lui permettait de survivre, se révélait être une véritable torture. Maitriser les règles sociales avec collègues et clients, subir le bruit, les odeurs et la lumière.
Rapidement dans la journée, elle ne distinguait plus correctement les sons. Les voix des clients, le crissement des roues des caddies, l'ampoule sifflant au-dessus d'elle, le brouhaha de la foule, les bips des machines... lui paraissaient exactement de même intensité et lui malmenaient les oreilles.
Les parfums, les produits d'entretien, la poissonnerie, la sueur... formaient un relent écœurant et la rendaient nauséeuse.
Les néons clignotant et son écran scintillant lui brûlaient la rétine.Non, définitivement, elle ne pourra pas passer plusieurs années à ce poste. Lorsque Nina voyait les anciennes, celles qui étaient là depuis dix ou vingt ans, elle était épatée et se demandait comment elles réussissaient à rester. Cependant, elle les enviait.Elle, qui avait lâché ses études juste après le lycée, ne savait pas quel travail alimentaire pourrait un jour lui convenir. Alors parfois, elle souhaitait être capable de supporter la même chose que la plupart des gens.
Mais peut-être aurait-elle une bonne nouvelle dans quelques mois. Elle avait envoyé son dossier à la Maison départemental du handicap (MDPH pour les "intimes") et espérait recevoir la reconnaissance du travailleur handicapé prochainement.
Quelques jours auparavant, elle avait demandé à pouvoir porter des bouchons d'oreilles, argumentant qu'elle entendait parfaitement avec et même beaucoup mieux. Mais Évelyne, la chef de caisse, avait ri et lui avait interdit :
— C'est bon ! Tu ne travailles pas sur un chantier !
La pauvre Nina avait écarquillé les yeux et été incapable de parler pendant plusieurs heures après ça. Elle ne comprenait pas l'incompréhension qu'elle subissait depuis son embauche. Tout en s'attendant à un refus après sa révélation, elle avait choisi d'être honnête durant l'entretien :
— Je suis autiste. Je viens d'envoyer mon dossier à la MDPH. Mais en attendant la notification, j'ai déjà besoin de petits aménagements. Je cherche un mi-temps.
On lui avait alors promis un temps partiel. Mais voilà que depuis six mois, elle travaillait de trente à trente-quatre heures par semaine. Officiellement, ils n'avaient pas tort, ce n'était pas un temps plein.
Elle était épuisée et complètement en surcharge sensorielle depuis déjà bien trop longtemps.
Alors avec un morceau de papier officiel, elle espérait obtenir un peu plus d'écoute.
Un frisson remontant le long de sa colonne vertébrale la sortit de ses réflexions. Elle jeta un bref regard au client qui n'avait pas bougé d'un millimètre depuis cinq minutes. Il la fixait. Sa poitrine se serra. Elle pinça ses lèvres pour calmer son angoisse. Pourquoi ne la lâchait-il pas des yeux ?
Puis elle tourna légèrement la tête afin d'apercevoir la galerie marchande. A cette heure tardive, elles n'étaient plus que quatre hôtesses et chaque agent de sécurité se plaçait aux abords de leurs caisses en attente de la fermeture. La silhouette de Kalil se trouvait bien dans sa vision périphérique.
Cela la rassura au début. Mais la position de son corps n'était pas exactement pareille que d'habitude. Alors elle jeta un coup d'œil franc.
Elle n'aurait pas dû. L'anxiété la frappa de plein fouet. Elle appuya sur la touche total et, la gorge serrée, déclara :
— Soixante-huit euros et quarante-quatre centimes, s'il vous plait.
Kalil surveillait. Il ne détournait pas son regard du client. Lui aussi le trouvait suspect. Ce n'était pas seulement dans l'imagination de Nina.
L'homme lui tendit un billet de cent euros. Elle tapa sur son écran tactile les mains tremblantes. Le tiroir s'ouvrit. Elle attrapa deux billets de vingt et un de dix qu'elle déposa sur le côté. Puis elle entreprit de récupérer les pièces. Ses gestes étant mal assurés, elles retombèrent plusieurs fois dans son caisson dans un bruit strident.
La douleur, pareil à une otite qu'elle ressentait depuis plusieurs heures, s'étendit jusqu'à ses dents. Elle réussit enfin à tendre sa monnaie au client. Il s'en saisit et en profita pour la caresser.
Une sensation intense de froid se répandit dans sa paume et ses phalanges. Elle sursauta et bondit de son fauteuil en se secouant les mains. Kalil se précipita :
— Un problème Nina ? s'inquiéta-t-il.
Le visage du client étrange se tordit en un sourire. Il prit ses courses et partit sans un mot.
L'agent de sécurité répéta sa question de plus en plus soucieux. Nina continuait de secouer ses mains de haut en bas. Ces mouvements la régulaient rapidement d'habitude.
Malheureusement cette fois, elle ne cessait de penser que tout le monde la regardait sûrement. Elle ne voulait pas faire une crise au travail. Tout le monde la trouvait déjà suffisamment étrange.
Sa main se réchauffa et elle arrêta brusquement de bouger.
— Oui, merci, répondit-elle. Fatiguée, c'est tout.
— Qu'est-ce qu'il a fait ?
— Rien ! Enfin rien de plus bizarre que d'habitude. Il m'a... frôlée... Je ne sais pas pourquoi je réagis ainsi. On en a toujours, au moins un ou deux comme ça, qui s'attardent pour pouvoir sentir ta peau.
Elle rit en lui montrant son épiderme sec et craquelé à force de lavages répétitifs.
— Il est mal tombé cette fois. Pas du tout douce.
Évelyne s'approcha.
— Tout va bien ? questionna-t-elle.
Nina tourna la tête afin de cacher les larmes qui affluaient au bord de ses yeux. Kalil lui les avait vu.
— Il était méga chelou ce gars ! intervint-il.
— Et la princesse n'a pas supporté, se moqua-t-elle.
Nina tapa à toute vitesse son code caissière sur son écran, prit son caisson ainsi que ses pochettes en plastique contenant les différents bons d'achat et partit sans dire au revoir.
Sa vision était marquée par des points noirs. Ses oreilles bourdonnaient. Elle avait envie d'hurler. Alors elle pressa le pas pour ne pas faire un meltdown* en pleine ligne de caisse.
Sa panique ne fit qu'augmenter lorsqu'elle pensa aux vingt minutes de marche qui l'attendait jusqu'à chez elle. Comment allait-elle tenir tout ce temps ?
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* crise autistique "visible", "explosive".
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Le royaume d'Atoerrhi : Nina
ParanormalNina, autiste de vingt- deux ans, enchaine les petits boulots pour essayer de survivre. Un soir de fermeture dans le magasin où elle travail, un dernier client très étrange la perturbe. Elle débute une crise autistique. Khalil, un collègue, lui vien...