12. Deuxième échographie

976 32 2
                                    

Quinze jours passèrent. J'en étais maintenant à la vingt-deuxième semaine. Durant ces deux petites semaines, un phénomène étrange se produisit. Mon ventre, qui avait enflé de façon très progressive jusqu'alors, se mit à exploser. Chaque matin, je m'observais dans la glace, éberluée. Il avait grossi pendant la nuit. Non, non, je ne rêvais pas. Tout mon corps se modifiait à une vitesse hallucinante : mes seins, mes hanches. Je ne me reconnaissais plus.

À la maison, mes rapports s'étaient arrangés avec mes parents. Mon père était adorable avec moi. Ma mère également. Mais je ne le remarquais presque pas. Au lycée, c'était le statu quo. Les pouffes me battaient froid. Mais ça ne m'atteignait presque plus. Toute mon attention, toute mon énergie convergeait vers cette métamorphose inattendue. Bien malgré moi.

L'heure était venue de pratiquer la deuxième échographie. Ce fut ma mère qui s'occupa de prendre le rendez-vous. Elle m'apprit, par la même occasion, qu'elle m'avait réservé une place à la clinique pour l'accouchement, il y avait déjà plus d'un mois. Les choses se précisaient. Je laissais faire. J'avais baissé les bras. Je me sentais tellement lasse. J'avais l'impression d'être dépossédée de mon corps, de mon destin.

Nous nous rendîmes au service maternité de la clinique un mercredi de la mi-décembre, en fin d'après-midi. Je n'avais jamais mis les pieds dans une maternité. Enfin, peut-être à la naissance de Salomé, mais j'étais petite alors. Je ne m'en souvenais plus. Dans la salle d'attente, d'autres femmes enceintes patientaient. Elles étaient beaucoup plus vieilles que moi. La plupart étaient accompagnées de leur mari et papotaient gaiement avec lui. Elles semblaien heureuses d'être enceintes. Les maris aussi avaient l'air contents... et un peu stressés. Dès qu'une infirmière se pointait pour appeler quelqu'un, ils levaient les yeux d'un coup vers elle et la regardaient comme le messie personnifié. Ça me faisait doucement marrer leur petit manège. Ils étaient dans tous leurs états, les bonshommes. Mais ça me faisait mal aussi parce que moi, j'avais personne à côté de moi. Enfin, je veux dire, j'avais juste ma mère.

On nous appela. Une dame en blouse blanche (y'en a des tonnes dans les cliniques) nous conduisit vers une petite pièce aux stores tirés, très propre. Au milieu trônait l'inévitable table couverte de papier crissant, avec l'écran d'ordinateur à côté. La dame m'indiqua un petit paravent dans un coin, pour que j'aille me déshabiller. J'ôtai mon pantalon, un spécial à taille élastique que ma mère m'avait acheté la semaine d'avant. Eh oui, je mettais des fringues de femme enceinte maintenant !
Ensuite, je m'étendis sur la table sans qu'on me dise rien. J'avais l'habitude. Depuis deux mois, sh'abiller, se déshabiller et se faire poser des trucs froids sur le bide était devenu ma routine... Ma mère était déjà assise sur une petite chaise, à côté du lit, les yeux braqués vers l'écran. Elle était sur les starting-blocks !

Je baissai résolument les yeux vers le sol tandis que la dame («Sylvie Perrin, radiologue», lus-je sur l'étiquette épinglée à sa blouse) étalait le gel. Je sentis le contact de son appareil sur mon ventre tendu.
- Moi, je regarde pas l'écran ! j'annonçai pour que les choses soient bien claires.
- T'es pas obligée, ma chérie, dit ma mère d'une voix apaisante. Détends-toi... prends ma main !
- C'est un étranger ! J'en veux pas, moi ! repris-je d'une voix forte.
Je gueulais surtout pour couvrir les bruits de battements cardiaques qui s'étaient mis à résonner dans la pièce. C'était la première fois que je les ré-entendais depuis la fois chez le docteur Bertin. Ils me mettaient très mal à l'aise.

- Clem... faut que tu arrêtes avec ça, me sermonna maman. Un bébé dans le ventre de sa mère, ça ressent tout.
- Mais je n'en veux pas ! je lâchai en criant carrément.
La radiologue me coula un regard un peu inquiet, puis elle rabattit vite fait ses yeux vers l'écran en faisant mine de n'avoir rien entendu.
- Tant qu'il est dans ton ventre, essayr de cohabiter avec lui gentiment, chuchota ma ère, gênée.

- Bon... dit la radiologue après un petit moment de silence (ou plutôt un petit moment de battements cardiaques). Le bébé se développe parfaitement. Toutes les mesures sont bonnes, l'examen est normal.

Je ne fis aucun commentaire. Elle s'attendait à quoi ? À ce que je saute de joie ? Ma mère se redressa un peu sur son siège, les yeux brillants.
- Vous voyez ces petits traits, là ? reprit la dame en tournant l'écran vers ma mère ( et du même coup, vers moi). Ce sont ses doigts.
Je gardai les yeux baissés.
- Regardez !
Je levai un oeil. J'aperçus des petites formes grises sur l'écran. Une main !
Je fronçai illico les sourcils/
- Il les a tous ? demandai-je, sceptique.
- Mais bien sûr qu'il les a tous... Oh ! regardez : il suce son pouce !
Je détournai vite le regard.
- J'vois rien... je soufflai.

- Est-ce que vous voulez connaître son sexe ? demanda alors la docteur sans se démonter.
Je lançai un regard blasé vers ma mère, en haussant les épaules.
- C'est à toi de décider, Clem, me chuchota-t-elle, tendrement.
Je haussai derechef les épaules.
- Ouais, j'veux bien !
Mais qu'est- ce qui me prenait ? Mais non, je voulais pas. J'en avais rien à foutre.
La radiologue, très concentrée, changea un peu la direction de son appareil et cliqua sur le clavier de l'ordi. Puis, elle se tourna vers moi avec un grand sourire.
- C'est un petit garçon ! annonça-t-elle.
Je braquai mes yeux vers l'écran, très vite, puis les rabaissai aussitôt.
À côté, ma mère tressaillit.
- Ooooh ! un petit garçon ! ! ! dit-elle en s'extasiant.
J'y croyait pas, voilà qu'elle chialait à moitié. Elle avait les yeux tout humides. Elle se témoussait sur sa chaise.
- Maman, je t'en prie ! râlai-je.
- C'est ton père qui va adorer, poursuivit-elle, tremblotante.
- Oh non, tu vas pas commencer, hein ?
- Non... non, non... elle bafouilla, en essayant de se contrôler.
Et puis aussitôt, émerveillée :
- Oooooh... regarde, il bâille !... on dirait ton père le matin !
Et là, elle se mit à chialer carrément, en rigolant en même temps.
J'hallucinais.
Je poussai un gros soupir. Et je jetai un nouveau petit coup d'oeil sur l'écran.
Après, je me rhabillai vite fait. J'avais hâte que toute cette comédie se termine.
- Tu vois, tout va bien ! lâcha ma mère d'un air béat dès que je ressorti de derrière le paravent.
- Maman !
Elle savait vraiment pas se tenir.
- Tiens Clémentine, je t'ai préparé des brochures concernant les grossesses précoces comme la tienne, dit alors la docteur, en me tendant une liasse de papiers.
- Et ma fille, elle va bien ? la coupa ma mère.
- Oui, tout va bien, sourit la radiologue. Elle ajouta en me regardant dans les yeux : Tu verras, il y a plein de conseils pratiques. Il y a un numéro de téléphone que tu peux appeler si tu as des questions, si tu veux en parler...
- Oui, oui, très bien, je répondis, agacée, en m'emparant des brochures et en les fourrant dans mon sac sans ménagement.

- Bon, on peut y aller maintenant ? j'ajoutai.
Et je me dirigeai droit vers la sortie d'un pas décidé. J'étais à la porte quand le truc le plus zarbi de la terre se produisit. Quelque chose bougea à l'intérieur de moi, tout au fond. 
Je me pétrifiai sur place. Jamais je n'avais éprouvé une sensation aussi étrange.
- Mais c'est quoi, ce truc ? ! demandai-je en prenant mon ventre entre mes deux mains.
La dame en blouse sourit et me déclara d'un air tout à fait tranquille :
- C'est normal... C'est le bébé qui bouge. Il est assez grand pour que tu le sentes maintenant.
Je la fixai, effarée. Ça, je ne m'y attendais vraiment pas !

Clem maman trop tôtOù les histoires vivent. Découvrez maintenant