15. Joyeux Noël

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Cette année, il a neigé pour Noël. Tout était blanc, les jardins, les trottoirs, le capot des voitures. C'était splendide. En plus, c'était les vacances et je me sentais le cœur léger. Le  matin, je pouvais me lever à l'heure qui me plaisait... et j'en profitais bien ! Je n'avais pas à supporter les vacheries de Léna et de ses pauvres copines. En plus, ma mère était aux anges - elle venait d'apprendre que son CDD à la boutique d'optique allait se transformer en CDI. Et mon père étais charmant. Son humeur s'était beaucoup améliorée depuis quelques semaines. Je croyais deviner pourquoi. À present, la situation était claire. Et je pense que mes parents avaient fini par accepter ma grossesse. Je n'avais plus à essuyer leurs reproches. Je me sentais bien, presque apaisée.

Bien sûr, une petite voix me rappelait parfois que j'étais à présent enceinte de vingt-quatre semaines. Et on était le 24 décembre, c'était une coïncidence plutôt marrante ! Dans trois mois, j'allais accoucher. Mais je ne voulais pas y penser. Pas tout de suite. C'était Noël et j'avais juste envie de me détendre et de profiter des fêtes avec ma famille. Ce soir, on allait passer le réveillon ensemble à la maison, mes parents, Salomé et moi. Demain, on irait chez Mannie pour le repas du 25. En réalité, j'étais surtout préoccupée par ce que j'allais recevoir comme cadeaux dans mes petits souliers !

Mais j'aurais dû mieux savoir... J'aurais dû me douter. J'avais tout gâché. Le ver était dans le fruit, à cause de moi. Sous les sourires et la bonne humeur de mes parents, le mal couvait. Dans la nuit du 24 au 25 décembre, ils se séparèrent. À cause de moi.

Tout avait pourtant bien démarré. Le soir du 24, je finissais de rédiger les cartes de vœux sur la table basse du salon. Ma mère décorait la table. Mémé disposait ses cadeaux au pied du sapin. On avait mis un disque de musique de Noël sur la chaîne, pour l'ambiance. Je crois que c'était « Vive le vent »... Si quelqu'un avait regardé par la fenêtre de la maison à ce moment-là, il aurait vu une jolie petite famille, unie, sans problèmes. Avec une ado enceinte jusqu'aux yeux dans le tableau. Mais bon, on n'allait pas chipoter, surtout le soir de la naissance du 'tit Jésus. Mon père rentra de son jogging. Il avait plein de flocons blancs sur son survêtement et il était super cool, super joyeux. Moi je croyais que c'était l'effet magique de Noël qui agissait sur lui. En fait, je me mettais le doigt dans l'œil jusqu'au bébé ! C'était pas du tout ça. Mais bon, ça, je l'appris beaucoup plus tard. Sur le moment, je me suis même pas dit que faire du jogging sous la neige, à 6 heures du soir, un 24 décembre, c'était tout de même un peu limite. Non, non, ça m'a paru complètement naturel. Avec l'adjudant-chef Jean-Paul Boissier, prof de sport au lycée Jacques-Prévert, tout est possible. On vit dans un remake de Rocky en permanence !

Mon père s'extasia sur nos petites décorations - un truc qu'il n'avait jamais fait. D'habitude, il ne les voyait pas, les nœuds-nœuds sur les tables, les pommes de pin couvertes de neige artificielle, les boules dorées sur le sapin et autres fanfrelucheries de fille totalement inutiles. Puis il grimpa prendre sa douche en sifflotant. Ma mère était trop Houasse de le voir comme ça.
- Je sens qu'on va passer une très bonne soirée ! nous dit-elle, heureuse comme pas possible, avant de monter elle aussi se préparer.

Je ne sais pas ce qui s'est passé sous la douche.
En tout cas, lorsqu'elle redescendit une heure plus tard, elle tirait une tronche de carême. Elle faisait beaucoup d'efforts pour que ça ne se voie pas. Elle souriait comme une poupée dans une vitrine. On aurait cru Éva Longoria juste après une injection de Botox. Moi, ça m'inquiétait direct, de la voir comme ca, toute crispée, toute faisant semblant. En plus, elle était super belle. Elle portait une robe rouge et elle s'était coiffée, maquillée... Mais ses yeux étaient tristes.

Le paternel, lui, en revanche, il n'avait pas changé d'humeur d'un iota. Il n'arrêtait pas de blaguer, de rigoler - M. Loyal en personne. Qu'est-ce qu'il s'était passé ? S'ils s'étaient engueulés, mon père se serait assombri lui aussi. Et puis, je n'avais rien entendu depuis ma chambre, pas d'éclats de voix, rien.
Bref, on passa un réveillon un  peu coincé. Je me jetai dur la dinde comme la misère sur le pauvre monde. Et je zappai la petite coupette traditionnelle de champagne du réveillon - pour le bébé ! - ce qui me fit bien râler. Après, on ouvrit les cadeaux et je reçus une séance de soins dans un institut de beauté du quartier : gommage, massage, relaxation, épilation, l'intégrale du bien-être. Sur le moment, j'étais contente. Mais il y eut comme un malaise quand ma mère ne voulut même pas ouvrir le cadeau que lui avait offert mon père. Elle le mit de côté sur le canapé, d'un geste un peu sec. Peut-être qu'elle préférait l'ouvrir plus tard, quand ils seraient tous les deux, je me disais. Et j'oubliai tout en me gavant de bûche glacée. De toute façon, si on se met à décortiquer les petites histoires de couples de nos vieux, on n'est pas couchés. Ils prennent tout au pied de la lettre et s'engueulent pour des broutilles. Moi plus tard, j'essaierai d'être différente. Ce n'est pas la peine de se mettre ensemble et de faire des gamins pour prendre la mouche et se barrer au premier problème. N'est-ce pas Julien ?

Cette nuit-là, je dormis sur mes deux oreilles de pauvre fille qui n'a rien compris (et aussi parce que j'étais un peu assommée avec la double ration de dinde et la triple ration de bûche je m'étais servie) + (et aussi parce que j'étais enceinte jusqu'aux yeux et que je dormais comme une souche en ce moment). Le lendemain matin, au réveil, mon père était parti.

Il ne nous a pas accompagnés le jour du 25, pour fêter Noël chez Mannie.

Et il n'est pas revenu ensuite.

Il me manquait, c'était terrible.

Clem maman trop tôtOù les histoires vivent. Découvrez maintenant