Chapitre 1: Zax

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La Terre est dans sa force de l'âge. Elle a 4 582 005 432 ans. Des souvenirs à foison, une expérience inégalée, des bleus à l'âme et des secrets. J'ai 17 ans et déjà une sagesse de vieillarde. Je suis devenue omnisciente. C'est-à-dire que je connais tout. Tout le passé et l'avenir du monde. Mais je ne peux pas en parler, on me prendrait pour une folle.

Je ne peux rien faire ! Juste regarder et serrer les dents. Il faut relativiser, cela s'est déjà produit une centaine de fois. Floup ! Un bon coup de balai sur la race dominante à la surface et on repart à zéro en espérant une meilleure évolution. Mais ça déraille toujours. C'est inéluctable, prévisible, cyclique. Les débuts sont difficiles, les combats rudes. Puis une structure s'impose. Les esprits s'ouvrent, deviennent créatifs. Un monde naît, s'invente. Une croissance fulgurante qui promet de ne jamais s'arrêter, un déclin dû à l'excès et une fin tragique.

Je m'appelle Zax. Je suis née sur une île, Madagascar. Pas de père, pas de mère. L'orphelinat d'Antananarivo a été mon foyer jusqu'à mes 11 ans. Puis un couple de Français, un peu vieillot, s'est mis en tête de me sauver. Ils m'ont offert une grande chambre dans leur maison de banlieue parisienne, des cours de piano et un chien, Pitou. Ils m'ont ouvert un compte en banque et m'ont donné leur nom, Roussel. Zax Roussel. C'est tout. Je n'ai pas réussi à les intéresser. Ils n'ont pas voulu me comprendre. Maintenant je les embarrasse.

C'est sûr que je ne corresponds pas à la petite fille proprette et docile qu'ils espéraient. Déjà, je suis noire, et ça, je crois qu'ils n'arriveront jamais à l'assimiler. Maman Roussel n'arrêtait pas de me débarbouiller dans les premiers mois que j'ai passés chez eux. Comme si je pouvais faire peau neuve grâce à mon adoption. Papa Roussel, lui, ne supporte pas, lorsque l'on sort tous les deux, que le regard des gens glisse de moi à lui, suggérant que je sois le fruit d'une liaison entre sa peau claire et le cuir tanné d'une indigène de Madagascar. Il marche toujours à trois mètres derrière moi, prétextant surveiller mes arrières.

Et puis, il y a mon omniscience. Je sais tout ou presque tout. Je sais comment fonctionne le monde, d'où il vient et où il va. Je sais pourquoi la voisine pleure tous les soirs et comment grand-mère Roussel va mourir. Je sais où se trouve le trésor des Templiers, et quand Marraine va accoucher. Je sais que la boulangère a un amant et que le volcan Mérapi va s'éveiller le 31 juillet et tuer 206 788 Javanais. Je sais que la première grande civilisation avancée, des êtres imberbes aux yeux noirs, a réussi à lancer une flotte dans l'espace avant l'apocalypse. Je sais que maman Roussel a eu un fils avant sa rencontre avec papa Roussel et qu'elle l'a abandonné. Je sais ce que fait papa Roussel tous les vendredis soir quand il prétend qu'il joue au squash.

C'est parce que je sais tout ça que mon regard est fixe. Ma pupille se fend quand ma conscience enregistre de nouvelles données. Les spécialistes ont dit que je souffrais d'une dégénérescence rétinienne et que je deviendrai aveugle avant l'âge de 20 ans.

Je n'ai pas besoin de mes rétines pour voir le monde.

Je sais tout sur tout. Excepté sur moi. De moi, je ne sais rien. Qui je suis vraiment, d'où je viens ? Qui étaient mes parents ? Quel est mon rôle sur Terre ? Pourquoi ai-je ce drôle de don ? Que vais-je devenir quand la Terre va connaître sa cent-unième apocalypse ?

Aucune réponse. C'est agaçant.

Pour les autres, j'ai continuellement des images qui tournent dans ma tête et qui me révèlent leur passé et leur avenir. Pour moi, c'est le néant.

Finalement, c'est peut-être mieux comme ça. Ainsi je n'ai pas su que j'allais souffrir d'une rage de dents pendant cinq jours ou que je me ridiculiserais devant toute la classe en faisait une déclaration d'amour à Rémi, filmée en cachette et diffusée par ses potes.

J'ai fait une croix sur Rémi. De toute façon, il va faire un cancer des testicules à trente ans et il sombrera dans l'alcool après avoir perdu son troisième job. Je n'avais pas fendu ma pupille pour visualiser ça avant. Je préférais imaginer un bel avenir avec lui.

Oui, je peux bloquer les images. Je ne suis pas obligée. Parfois, j'y pense et parfois, j'aimerais y avoir pensé. Surtout quand j'ai vu que ma meilleure amie Izoée mourrait à cause de moi. J'ai vite arrondi la pupille. Trop tard, la scène était imprimée. Je ne sais pas ce que je vais lui faire ni quand cela va se passer. Je ne lui en ai pas parlé bien sûr, pourtant elle connaît tout de moi. C'est la seule.

Je l'ai rencontrée le 13 février, mon premier jour d'école en France. Maman Roussel m'avait attaché des nœuds dans les cheveux et forcée à enfiler une jupe verte. Le professeur de français m'a présentée à la classe et m'a demandé de m'asseoir à côté de Joël, un garçon joufflu qui s'est mis à glousser. Il sentait mauvais et je l'ai vu la clope au bec à vingt ans, énorme comme un morse attablé au comptoir d'un bar, l'œil larmoyant. J'ai haussé les épaules et j'ai installé mes affaires sur le casier sans faire attention aux bruits étranges qu'il faisait avec sa bouche. Toute la classe s'est mise à rigoler. Ce goret imitait le singe en me désignant.

Le prof semblait dépassé et fouillait la salle de ces yeux fatigués en cherchant l'agitateur. Il a raclé sa gorge bien fort en fixant Joël qui a fait profil bas, mais derrière son dos, il gesticulait en mimant une guenon qui épouille son petit. Il était fier, le gros garçon joufflu, d'attirer l'attention des autres à mes dépens. Je me sentais mal, je me faisais petite. Je n'osais pas regarder tous ces visages railleurs aux yeux clairs. C'est alors qu'une gomme a voltigé et le moqueur, en pleine représentation, l'a gobée. Il est devenu rouge et a craché. Tous les autres ont hurlé de rire, cette fois Joël avait trouvé plus fort que lui. C'était une petite blonde aux joues roses qui avait fait ce lancer. Elle était debout, droite et fière. Elle me fixait. Je lui ai souri, elle a fait un signe de tête et on s'est retrouvées à la récré.

— Salut ! Moi, c'est Izoée, s'est-elle aussitôt présentée. J'habite en face sur la colline. Tu vois la maison aux volets rouges, c'est la mienne. Tu peux passer après les cours, si tu veux. Ma mère prépare toujours du chocolat chaud et des tartines au miel.

Voilà, on ne se connaissait pas encore qu'elle m'accueillait à bras ouverts. De surprise, ma pupille s'est fendue et je l'ai vue pleurer la mort de son père un an plus tôt. J'ai tout de suite bloqué les images et je lui ai serré la main.

— Zax Roussel. J'aime bien le miel, je veux bien venir chez toi après l'école.

Notre première poignée de main a scellé une amitié à toute épreuve, d'ailleurs on a reçu un petit choc d'électricité statique qui nous a bien fait rigoler. Mais je crois que ce n'était pas anodin. Elle et moi, on vibre sur la même longueur d'onde depuis cet instant.



Zax, l'OmniscienteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant