La maison d'Izoée m'a plu tout de suite. Elle fleurait la bonne cuisine épicée, et il y avait du bazar partout. Chaque pièce vivait. Chez papa et maman Roussel, ça sentait l'eau de javel et il n'y avait pas un livre qui trainait. J'avais essayé, au début, de laisser ma trace. Mais quelques claques et la disparition de mes affaires m'avaient convaincue de suivre les directives familiales.
Lors de ma première visite dans le pavillon aux volets rouges, j'ai été accueillie par les cris de deux petits caniches, apparemment fous de joie de me voir, et par deux tornades en salopettes roses, Charlotte et Charlène, des jumelles de quatre ans. Deux Izoée en miniature, ça m'a fait tout drôle. Madame Romand en a attrapé une sous chaque bras et m'a fait la bise. Elle ne me connaissait pas et elle m'a fait la bise ! Papa Roussel, lui, n'embrasserait jamais un inconnu. Il faut montrer patte blanche pour rentrer chez nous et il garde toujours ses distances. Quand le visiteur est admis dans le salon, il n'a le droit qu'à la chaise molletonnée à gauche de la cheminée. Maman Roussel lui apporte alors un verre d'eau sur un plateau d'argent couvert d'un napperon en dentelles. C'est tout.
Madame Romand, ou Rosy comme elle veut que je l'appelle, m'a prise par les épaules et m'a conduite dans la cuisine. Elle avait fait des crêpes !
Il y avait de la vaisselle partout. Elle a dégagé la table et nous a installées, Izoée et moi devant deux bols de chocolat chaud.
— Alors, quel est ton nom, ma mignonne ? m'a-t-elle demandé en versant de la pâte à crêpes dans une poêle chaude.
— Zax, Zax Roussel, m'dame.
— Bien. Tu es nouvelle au collège Jean Jacques Rousseau ?
— Oui, je viens de Madagascar. J'ai été adoptée cet été. J'habite ici maintenant. Enfin près des quais.
La main de Rosy a tremblé quelque peu, la pâte a dégouliné sur le bord de la poêle, mais la mère d'Izoée s'est vite ressaisie, et d'un coup d'éponge, a tout fait disparaître. Elle est forte pour cacher ses émotions, mais moi je sais déjà que l'évocation de l'adoption ouvre une blessure qu'elle n'arrive pas à cicatriser. Elle avait 16 ans quand elle a accouché d'un petit garçon. Elle était trop jeune, trop fragile, elle a dû l'abandonner et n'a jamais eu de nouvelles de cet enfant. Je le sais, je l'ai vu en une seconde avant d'arrondir vite ma pupille.
— Oh ! Eh bien, sois la bienvenue chez nous. Izoée est une chipie, mais c'est la meilleure amie que tu puisses trouver par ici.
Elle nous a fait un clin d'œil et on a gloussé en engouffrant la première tournée de crêpes. Ma nouvelle copine m'a ensuite fait visiter la maison et surtout découvrir sa chambre. Un vrai capharnaüm ou la caverne d'Ali Baba, ça dépend des points de vue ! Moi, j'ai adoré !
De prime abord, on ne voyait pas le lit. Une sorte de tente érigée avec des rideaux se dressait au centre de la pièce, et dans tous les coins s'entassait un bric-à-brac à donner une crise cardiaque à maman Roussel. Des poupées aux yeux maquillés, une multitude de peluches, des robes, une pompe à vélo, des dessins ou des esquisses inachevées, du papier froissé, une coupelle de fruits secs, des CDs, les vestiges d'un puzzle, des rollers roses, une quinzaine de montres se disputaient les étagères, le dessus du bureau, la chaise et le sol de la chambre. Mais ce qui me fascina le plus ce furent les quatre tours de livres qui servaient de support à la tente. Il y avait au moins cent bouquins empilés dans chaque coin. Des petits tout fins, des gros volumes, des albums à la couverture souple, des bédés d'un autre âge, des manuels scolaires, des romans aux pages cornées, des trésors de la littérature, tous essentiels à la construction de l'assemblage central.
Izoée me fit entrer dans son repaire. Sous la drôle de tente, il y avait un lit moelleux et une lampe de chevet en forme de parasol posée sur un canard à bascule.
— Ici, c'est vraiment chez moi. Personne ne me voit. Je fais et je pense ce que je veux, me dit-elle en rabattant un pan de rideau. C'est mon univers !
On était bien. Il faisait un peu chaud et étouffant là-dessous, mais on se sentait à l'abri. Je me suis appuyée sur l'oreiller et j'ai fermé les yeux. Quand je les ai ouverts, j'ai sursauté, Izoée était tout près de moi et me transperçait de son regard bleu myosotis. Ma pupille a tressailli, elle n'avait pas l'habitude d'être exposée ainsi. Elle s'est fendue et j'ai vu défiler toute la vie d'Izoée, de ses premiers cris tardifs à la naissance, en passant par sa maladie des reins à deux ans, ses succès au judo, le décès de sa grand-mère chérie, la naissance de ses sœurs, la dramatique chute de cheval de son père, sa souffrance face à la disparition de ce papa adoré, ses résultats excellents au collège. Et j'ai freiné de toutes mes forces pour ne pas voir la suite. Je ne maîtrisais pas encore très bien la technique d'arrondissement de la pupille.
Alors les images ont continué à s'échapper. Des moments de détresse succédaient à de gros bonheurs. Deux années m'ont ainsi été dévoilées. J'ai su qu'Izoée serait ma meilleure amie et celle qui partagerait tous mes coups durs. Puis, j'ai réussi à interrompre le flux. J'étais en sueur et suffoquée comme à chaque grande révélation.
— Ben dis donc ! On dirait que t'as rencontré un fantôme, me souffla-t-elle, intriguée. Tu as vu quelque chose de spécial en moi ?
— Quoi ? m'étouffais-je.
— Allez, je ne suis pas complètement neuneu, je sais bien que t'as un truc pour découvrir ce qui se passe dans nos têtes. Je l'ai compris à ta manière de regarder le grand Lucas ou encore ce débile de Joël. Tu les as cernés avant même qu'ils n'ouvrent la bouche. Et puis pour Monsieur Grémont, t'as tout de suite deviné que c'était un prof minable qui ne te viendrait pas en aide et surtout...
— T'as vu ma pupille, complétais-je.
— Mouais, comment tu fais tout ça ?
— Je n'y suis pour rien, répondis-je gênée.
Je n'aimais pas être le centre de mire, encore moins lorsqu'il s'agissait de mes yeux. Ils avaient été examinés par un nombre inimaginable de spécialistes. Chacun y allait de son commentaire : « Pupille anormalement dilatée », « asymétrie oculaire », « Anisocorie physiologique »...
Ils étaient particuliers, un point c'est tout, pas la peine d'en faire un plat !
— T'inquiète, me rassura Izoée avec son sourire espiègle, on a tous nos bizarreries. Moi, par exemple, je peux mâcher dix chamallows en même temps. Ma mère dit que je suis un phénomène de foire. T'en veux, d'ailleurs ? Je dois en avoir quelque part.
Sans attendre ma réponse, elle plongea sa main sous l'oreiller et brandit fièrement un paquet entamé dans lequel survivaient une vingtaine de chamallows aplatis.
— Un pour toi, un pour moi, dit-elle en enfonçant dans nos bouches cette guimauve sucrée dont je ne raffolais pas trop. Encore un pour toi, un pour moi ! Allez ! s'énerva-t-elle lorsque je serrais les lèvres.
Voilà les souvenirs que je garde de ma première incursion dans la vie d'Izoée et de sa famille. Par la suite, je me suis gavée de nombreuses fois de chamallows avec elle dans sa cabane pour la soutenir lors de ses chagrins d'amour ou de ses colères légendaires. Et elle, elle a su freiner sa curiosité face à ma particularité. Elle ne m'a jamais inondée de questions. Elle m'a comprise et acceptée comme je suis. C'est ça l'amitié !
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Zax, l'Omnisciente
ParanormalZax sait tout. Sa pupille se fend et elle découvre le passé et le futur des personnes qu'elle côtoie. Lorsque les catastrophes naturelles et les déchirements humains menacent la Terre d'une nouvelle extinction de l'espèce humaine, elle guide son ami...