Chapitre 4: L'Autre

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Izoée a beaucoup pleuré dans le train. Elle n'a pas voulu me parler. Je sais qu'elle me tient pour responsable de la situation. C'est moi son oiseau de mauvais augure. Ça me rend triste.

Nous sommes arrivées à Rennes vers sept heures. Pour la première fois, je n'ai aucune idée de ce que je dois faire. C'est là que je vais rencontrer l'Autre. Mais quand ? Et dans quelles circonstances ? Ma pupille est muette sur ce sujet. Aussi muette que lorsqu'il s'agit de trouver des réponses sur mes origines. Ça me fait drôle, ça serait même excitant de ne pas savoir si la situation n'était pas aussi dramatique.

On est assises autour d'une table crasseuse du café de la gare. Malgré l'heure matinale, le troquet est bondé. La tension est à son comble. L'actualité fait peur. À notre droite, une vieille femme aspire bruyamment une boisson trop chaude, ses yeux sont rouges et vitreux. Plus loin, un père et quatre enfants se partagent des viennoiseries. Il y a des miettes partout, le serveur ne sait plus où poser les boissons. Un doudou tombe, il ne sera jamais ramassé. Juste à côté de notre table, un couple se dispute. Elle hurle, il la supplie de se taire en lissant sa cravate d'un air gêné.

Izoée les regarde en coin. Elle a tourné une bonne centaine de fois sa cuillère dans sa tasse en soupirant. La télévision est allumée et je sais que dans deux minutes tout le monde l'écoutera. Un communiqué spécial fait réagir le serveur qui monte le son. Le présentateur, sur un ton mi-excité, mi-catastrophé, annonce à la population qu'une série d'attentats vient de secouer Paris et plusieurs capitales européennes. Les images sont atroces. Un train éventré dans le hall de la gare de Lyon ; une péniche engloutie par la Seine ; la grande roue, l'œil de Londres, couchée au sol dans un enchevêtrement de ferraille inextricable ; le Colisée fumant sous les gravats. Des gyrophares, du sang, des larmes, des cris...

On reste tous sans voix, même moi. Je savais que l'horreur arrivait. Mais je n'étais pas prête. Les regards sont braqués sur la télé. Les mouvements sont arrêtés. On n'arrive pas à comprendre. On ne veut pas comprendre. Et soudain, il faut que l'on commente, que l'on s'exprime. Tous ensemble. On se lève, on se parle, on répète les mots du présentateur. On est terrorisés.

— C'est la guerre, un nouveau genre de guerre, dit l'homme à la cravate.

— Non, mais ils ont fait ça pendant la nuit ! Pendant la nuit ! rabâche sa compagne en lui étreignant la main.

— C'est la fin du monde, gémit le père de famille avant de se reprendre et de rassurer ses enfants.

— Il y a combien de blessés, demande la vieille femme, je n'ai pas entendu. Il y a des morts ?

— Écoutez, ils annoncent encore d'autres attentats, crie le serveur en montant le son de la télé à son maximum.

Il s'est assis à côté d'Izoée et s'éponge le front avec son torchon.

L'horreur continue. Les manèges broyés d'Europa Park ; une autoroute en feu ; des explosions dans le parc Guël à Barcelone. Le présentateur parle vite, oublie des mots. Des images nous agressent, des cris de désespoir emplissent le téléviseur. On est sous le choc.

La vieille dame a sorti une photo de son sac. Elle prie en caressant le visage de papier d'un homme d'une cinquantaine d'années au regard timide cerclé par une grosse monture noire. C'est son fils unique. Il vit à Barcelone depuis plus de dix ans et n'est pas revenu la voir une seule fois. Il lui a promis qu'il fêterait Noël avec elle cette année. Je vois tout ça à la vitesse d'un éclair. Une fulgurance qui me heurte et m'essouffle.

Je  pose une main sur son épaule et lui chuchote à l'oreille :

— Christophe va bien. Il n'a pas fait son footing au parc, ce matin. Il s'est réfugié chez une amie qui a des appuis politiques. Il va s'en sortir.

Zax, l'OmniscienteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant