TOM BLACKWELL
Les hommes attendaient depuis déjà une bonne minute leur capitaine. Tapotant de leurs bottes le plancher du pont et murmurant leur agacement, on aurait dit une bande d'enfants impatients de repartir jouer à la marelle. Qu'ils attendent donc ! Ces chiens devraient s'estimer heureux qu'il les embarque dans SON aventure. Tom aurait presque éprouvé un brin de satisfaction à les fixer silencieusement depuis le poste de pilotage s'il n'était pas pressé de repartir.
Malgré tout le dédain qu'il pouvait ressentir pour ces esprits vils, il devait bien reconnaitre que ces mercenaires avaient bien meilleure allure que les gamins que lui et Bycket avaient recrutés à la Nouvelle Sophia. Ceux-là, le capitaine les avait congédiés dès leur retour de la taverne, et ils ne s'étaient pas fait prier une seconde en voyant une vingtaine de tueurs endurcis monter à bord. Ils avaient sauté à terre et pris leurs jambes à leur coup, si bien qu'un des mercenaires qui étaient montés au même moment une lourde cage de volailles dans les bras s'était écrié : « Z'inquiétez pas, j'arrive avec les nouvelles poulettes ! » Et tout le monde s'était mis à rire grassement. Sauf Bycket, sûrement mal à l'aise au milieu de tous ces tueurs renégats, et lui-même, bien qu'il se fût avoué qu'il aurait surement au moins esquissé un sourire face à cette blague, à une époque.
Pour le coup, il s'était contenté de lorgner les rieurs d'un œil sévère pour calmer cette détestable gaieté, et le chargement avait repris. Après ça, on avait levé les amarres et Tom avait observé ses recrues au travail quelques instants quand ils s'étaient éloignés du port d'Isla Puertogua pour constater leur efficacité. Cela l'avait conforté.
Le pirate retroussa les manches de sa veste et se racla la gorge. Il savait ce qu'il avait à dire ; il devait se montrer sévère dès maintenant s'il voulait être craint et respecté.
- Qui sait lire ou écrire ici ? demanda-t-il d'une voix forte.
On entendit presque une mouche voler.
- Qui sait nager ? enchaîna Blackwell, pressé d'en finir avec ces formalités.
Là non plus, aucune réponse. Les hommes se regardèrent les uns les autres en reniflant bruyamment.
Bon, il repassera pour ses idées d'attaques surprise à la nage, mais au moins cette belle bande d'ahuris à l'éducation plus que douteuse n'allait pas être bien difficile à mettre en rang. Avec un peu de travail, le chef pirate pourrait leur faire faire ce qu'il souhaiterait. Et ils n'allaient pas non plus être bien couteux : ces incultes n'étaient bons qu'à se battre, on leur donnerait de simples branles pour dormir, une galette de blé sec pour le dîner, une chope de bière pour le moral et Tom ne les entendrait plus jamais se plaindre.
- En tant que capitaine de ce navire, clama-t-il froidement, j'attends de vous un investissement constant. Pas de fainéant, pas de râleur, pas de larve. Je veux un équipage organisé et un bateau qui manœuvre vite et sans bavure, c'est bien clair ?
La plupart hochèrent la tête. Visiblement, il arrivait déjà à imposer un certain respect au sein de ses hommes. Bien, très bien. C'était ça de moins à mettre en place.
Le rouquin s'avança lentement et longea en silence l'attroupement d'un pas lourd, les mains derrière le dos. Il observait les visages durs mais néanmoins craintifs à son égard. Le bruit de ses bottes frappant le bois de la plate-forme poussait les hommes à reculer d'un pas.
- Il y aura des combats, reprit-il. Il y aura des morts. Mais ça, vous devez avoir l'habitude. Pas de changement pour vous là-dessus.
- Et y'aura de l'or ?
Tom se stoppa. La voix provenait directement de l'amas de mercenaires. Le capitaine tenta de retenir un regard méprisant vers eux, non sans difficulté. Tout comme sa quête à la recherche du Trésor d'Ashera guidait son existence, c'était bien l'or qui commandait le cœur de ces rapaces. Le pirate le savait, et pourtant il ne pouvait s'empêcher d'être dégouté par de telles valeurs.
Tout ça, tout ça pour quoi ? Aller au bordel et miser leur butin à la première escale ? Et tout perdre au premier jet de dés, alors que son expédition avait besoin de tous les moyens possibles ? Qu'il aurait aimé que ses hommes aspirent à la même aventure que lui ; mais il devrait se contenter de distribuer des carottes, ou des coups de bâton. Il ravala sa rancœur et marmonna sombrement :
- De l'or. Il y en aura bien sûr. Mais je vous mets en garde : Peu m'importe vos habitudes de brigands, on ne coule pas les navires inutilement, et on ne prend pas la vie d'un marchand ou d'un prisonnier. Je veux aucune victime innocente. Et si, lors d'un combat, j'en prends un qui s'amuse à tuer un homme qui s'est rendu... je m'occuperai de lui moi-même.
Il insista si fort sur ces derniers mots qu'on eut cru que l'assemblée tout entière frissonna d'un commun accord. La vision du tueur roux en train de déchiqueter leur ancien chef devait encore les hanter, se satisfaisait Tom.
- Je vais terminer par des banalités : Sur ce navire, pas de rixe, pas de règlement de compte sans mon accord, pas de paris d'argent, pas de braillement, pas de chants et de rires bruyants à en réveiller les Anciens eux-mêmes.
Il marqua une courte pose entre chaque interdiction pour s'assurer que les marins hochaient la tête. Il détestait le bruit inutile et espérait avoir été clair.
- Pour le reste, les règles sont les mêmes que partout ailleurs. Voici Bycket l'Œil de Verre, mon second. Vous vous en référez à lui pour les quarts, les demandes, la répartition du butin, en clair : tout. Vous ne venez pas me parler tant que nous n'y êtes pas invité. Et j'espère pour vous que vous n'aurez pas à me parler.
Les mercenaires jaugèrent l'homme chétif sur le côté qui restait sans réponse, visiblement embarrassé. Le capitaine n'avait pas jugé bon de le prévenir à l'avance mais il s'en accommoderait tôt ou tard.
En réalité, il arrivait à Tom de se questionner sur l'intérêt de garder Bycket au sein de l'équipage. Certes, le vieillard était un loup de mer aux compétences multiples, qui savait jauger les marins d'un simple coup d'œil. Et il s'était montré loyal jusque-là, une qualité que le pirate à la barbe rousse recherchait particulièrement. Mais c'était un froussard peu charismatique, il l'avait démontré pendant son duel. Cette vieille branche ne tiendrait pas longtemps dans la Mer des Anciens. Et parviendrait-il à tenir ses hommes ? Rien n'était moins sûr.
Mais il était rusé, peut-être un peu trop au goût de Tom. Pour l'heure personne d'autre ne pouvait occuper ce poste. Il fallait le garder encore un peu, jusqu'à trouver mieux. Et ensuite, il s'en débarrasserait surement.
Après avoir tourné les talons sans un mot de plus, Blackwell s'enferma dans ses quartiers à l'arrière de la cale. Il alluma ses bougies puis s'installa dans son fauteuil, pensif. Ces gaillards n'avaient pas intérêt à abimer son bateau. Il avait économisé sept ans pour se l'offrir ; sept ans pendant lesquels il avait enchaîné les équipages et exécuté le sale boulot d'autres capitaines. Maintenant, à bord de son sloop, il était enfin libre d'agir comme il l'entendait.
Il s'apprêtait à sortir de son étagère un des grimoires qu'il étudiait actuellement, mais se ravisa. Son nouveau second ne devrait pas tarder à lui faire un rapport et il ne voulait pas s'interrompre dans ses recherches. Le commandant ne le lui avait pas demandé explicitement, mais il jugeait Bycket suffisamment malin pour comprendre qu'il attendait un état des lieux.
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Les Lames de l'Ombre
AventuraAu cœur des Mers du Sud commence à se forger la légende des Lames. Sur ces eaux, seuls les plus forts survivent. Tom Blackwell, pirate au passé mystérieux et à la recherche du Trésor d'Ashera, en est convaincu. Rien ne pourra le détourner de sa quêt...