Les Lames de l'Ombre

Chapitre 2 - Partie 1

FINEMOUCHE

Alors qu'elle gravissait péniblement les marches de l'escalier, une intense migraine la força à faire halte. Elle s'appuya contre le mur pour éviter de trébucher. Zut ! Elle avait dû trop forcer en bas. Mais au moins, elle avait fini sa tâche et pouvait laisser l'air lourd et crasseux du fond du navire derrière elle. Il lui fallait maintenant se changer rapidement pour être présentable devant son commandant.

La jeune femme n'avait pas laissé tomber son plan. Elle comptait bien réussir aujourd'hui. Du moins, elle tentait de s'en convaincre car sans cela la pauvre matelote n'aurait aucune chance de persuader son chef de bord.

- Pas trop fatiguée Finemouche ?

Un des corsaires qui passait par là vint se poster devant elle en ricanant.

- Sérieux, ajouta-t-il d'un air dédaigneux, confier le goudronnage à une femme... on aura tout vu.

Et il reprit sa descente des marches en ignorant les éclairs que la matelote lui lançait des yeux. Elle les détestait. Elle ne supportait plus cet infâme navire et ses occupants. Il n'y avait pas un corsaire agréable ou poli avec elle. Voilà maintenant presque un an qu'elle servait sur l'Espléndido, et pas une fois on ne l'avait ne serait-ce que saluée. Non, tout ce qu'elle obtenait de leur part, c'était des plaisanteries déplacées sur son corps, ses cheveux bruns et longs ou ses yeux bleu miroitant.

Les corsaires avaient pour coutume d'attribuer à chaque mousse un surnom à leur arrivée, le plus ridicule possible. Elle avait eu droit à « Finemouche », et on ne l'avait plus jamais appelée autrement. C'était censé lui rappeler sa condition de petite mousse frêle et fragile, soi-disant. Mais elle préférait le voir comme un hommage à sa vivacité et son agilité. C'était toujours mieux que « la boniche » ou « la viande fraiche », comme l'avaient proposé certains en voyant débarquer une femme sur l'Espléndido.

Finemouche déambula gauchement jusqu'à sa cabine et se laissa tomber sur sa couchette, exténuée. Cette cabine, il lui avait fallu râler longtemps pour l'avoir. Avant, c'était le hamac dans la cale avec les autres, mais après plusieurs nuits à se faire traiter de tous les noms par des ivrognes de retour de leur quart, le commandant avait accepté de la placer à l'écart pour éviter des ennuis. Sûrement pas pour sa bonne conscience, mais qu'importe. Elle n'allait certainement pas cracher dans la soupe qu'elle avait convoitée depuis si longtemps.

La jeune femme n'avait beau avoir que dix-sept ans, elle avait l'impression qu'une éternité s'était écoulée depuis qu'elle avait quitté la France. Elle soupira profondément.

« Qu'est-ce que je donnerai pas pour me tirer d'ici... » fit l'écho dans sa tête.

Mais au fond elle avait souhaité être là. En arrivant à Isla Puertogua l'an dernier, elle s'était jurée d'intégrer un équipage pour partir en mer, puisque tel était le seul moyen d'arriver à ses fins. Evidemment, aucun équipage de braves marins n'avait souhaité la prendre, il avait fallu qu'elle tombe sur un vieux commandant espagnol à l'air mauvais pour finalement rejoindre les eaux.

Il fallait être dérangé pour recruter une jeune fille au milieu d'une bande d'hommes en chien. Alors qu'elle pensait naïvement que les corsaires du roi étaient de courageux soldats, il lui était arrivé des histoires à bord de ce navire. Elle avait toujours su habilement éviter le pire. Mais tout ça c'était le passé, car aujourd'hui elle allait s'affirmer devant son commandant. Et obtenir ce qu'elle voulait.

Finemouche se déshabilla. Elle s'empara d'une serviette suspendue à sa porte et la passa dans l'eau tiède d'une bassine. A la lueur changeante de sa lanterne de chambre, elle se débarbouilla. Une agréable sensation de mollesse la parcourut. La matelote resta debout les yeux fermés, savourant la douceur des caresses qu'elle s'auto-administrait. Cela lui rappelait les bains chauds que lui préparait sa mère.