Chapitre 9 - Partie 1

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FINEMOUCHE

Cela faisait maintenant plusieurs mois que Finemouche était Fabuleuse. A la Planque comme en mer à bord du galion du capitaine Wyntemer, la matelote ne s'était jamais sentie aussi à sa place. Elle travaillait vite, bien et de bon cœur. La vie à bord, elle commençait à s'y habituer : elle se portait volontaire pour faire ses quarts en premier, elle astiquait le pont du navire comme si sa clarté était ce qui le maintenait à flot, et elle n'hésitait jamais à grimper dans les haubans pour resserrer les nœuds les plus ardus malgré les houles de la haute mer.

Régulièrement, elle lançait un regard au capitaine en haut de son gaillard, et le surprenait en train de l'observer d'un air malicieux. Voyant qu'elle l'avait vu, il ôtait son chapeau et se prosternait exagérément ou agitait la patte de son chat en guise de salut, ce qui ne manquait pas de la faire rire.

L'ambiance était bonne, sur le pont du Fabuleux comme à la Planque. Il arrivait que quelques vénérables loups de mer lancent des regards dédaigneux vers les nouvelles recrues qui devaient surement passer pour des mollusques bien bourrus à leurs yeux, mais cela ne contrebalançait en rien la joie qu'éprouvait la jeune femme à être traitée à égal avec d'autres marins.

Depuis qu'elle était là, on lui avait fait des avances deux fois et, après refus poli de sa part, les hommes s'étaient écartés sans demander leur reste. Finemouche avait été étonnée d'une telle conduite dans un monde réputé pour sa crudité ; elle avait appris ensuite, par l'intermédiaire de Buck, que le capitaine Wyntemer accordait une grande importance au respect entre les membres de son équipage et qu'il punissait sévèrement les manquements.

Mais par-dessus tout, là où elle se sentait le mieux, c'était avec ses compagnons de bordée. Elle avait rejoint avec le matelot Astro le troisième tiercé du Fabuleux, chargé de l'entretient et de l'utilisation des canons de la bordée de bâbord, un titre longuet qu'elle énonçait fièrement à chaque fois qu'on lui demandait où elle servait. En d'autres termes, elle était canonnière. A ses côtés se tenait Skinny la longue moustache, le fieffé marin qui l'avait libérée de son cachot et qui avait manqué de la jeter à l'eau par superstition la première fois qu'il l'avait vue. Avec ses longs cheveux, il aurait pu passer pour une femme, lui aussi. Mais c'était sans compter sa voix grasse et railleuse, et son accent incompréhensible qui lui faisait mâcher chacun de ses mots. Finemouche, qui avait appris à parler le français et l'espagnol avec de bons maîtres, prenait un malin plaisir à charrier son compagnon toujours vêtu comme un poivrot.

- Arrête de mâcher tes joues quand tu me parles, lui lâchait-elle avant qu'il ne l'attrape en riant et ne la maîtrise pour lui crêper les cheveux sous les yeux amusés des autres marins.

Astro ne les lâchait pas d'une semelle. Progressivement, lui et Finemouche s'étaient rapprochés. Elle avait mis de côté son malaise pour l'aider à s'intégrer. Le jeune mousse n'était pas bien bavard et avait du mal à soutenir un regard ; dans un monde d'hommes costaux et bourrus, être un gringalet timide n'aidait pas à se mettre en valeur. Sans avoir pitié de lui, la canonnière ne pouvait pas s'empêcher de le défendre en toute circonstance, comme si cela pouvait la racheter à ses propres yeux.

Avec ses compagnons, ils assuraient l'attache des couleuvrines du Fabuleux à l'aide de bragues, orientaient et faisaient feu sur ordre de maître-canonnier de bordée, Buck -qui était d'ailleurs le grand ami de Skinny-, lui-même dirigé par le maître-canonnier du Fabuleux, Igor le Fameux, frère de cœur du capitaine. En réalité, depuis quatre mois, elle n'avait embrasé la poudre de mise à feu que trois fois : la première avait été pour un entraînement sous les yeux espiègles d'Igor et de Buck, la deuxième avait servi de tir de sommation lors d'une course sur un marchand avant que celui-ci ne hisse le drapeau blanc, et la troisième fut sa seule et unique expérience de combat en mer en tant que pirate. Elle avait fait feu sur une cotre hollandaise qui les avaient attaqués en premier. La riposte avait été si violente que le rafiot avait sombré aussitôt.

Les Lames de l'OmbreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant